OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les data en forme http://owni.fr/2012/05/29/les-data-en-forme-episode32/ http://owni.fr/2012/05/29/les-data-en-forme-episode32/#comments Tue, 29 May 2012 17:11:38 +0000 Paule d'Atha http://owni.fr/?p=111696 Owni, à lire et à partager.]]> A priori, le premier lien de notre veille hebdomadaire ne mange pas de pain numérique, ne pulvérise aucune rétine, n’estomaque pas le lecteur en mal d’awesomeness. Mais il est rudement pratique. Grand merci donc à Arthur Charpentier – plus connu (mais sans doute pas assez) via son blog Freakonometrics – et à Ewen Gallic, un jeune Rennais étudiant à Montréal (c’est dire s’il patauge dans le bon Open Data) qu’il relaie cette semaine. Ce précieux jeu de données [en] (“dataset” dans la langue de Simon Rogers) est des plus utiles pour les data-journalistes que nous sommes, puisqu’il rassemble en un fichier CSV de 24 Mo les coordonnées GPS des 36 000 communes françaises (API Google Maps et GeoHack) et la population de ces communes entre 1975 et 2010 (Insee et travail d’estimation de population personnel par rapport aux données de l’Insee pour prendre en compte les fusions et/ou les scissions de communes durant ces 35 ans). Avis aux amateurs, donc !

Puisqu’on est lancés sur la démographie, relevons également cette semaine “l’augmentation” – six ans après – d’un travail de journalisme de (base de) données effectué par Amitabh Chandra de l’université de Harvard, et initialement publié par le New York Times en 2006 sous la forme un peu austère d’un tableau HTML : “Votre anniversaire est-il populaire ?” [en], basé sur le nombre de bébés étasuniens nés entre 1973 et 1999, où l’on apprend que le 16 septembre est la date la plus courante pour la naissance des petits américains. Ce boulot, un peu rustique, a été repris récemment par le data-journaliste de NPR Matts Stiles sous la forme d’une visualisation un peu plus sexy [en]. Visualisation statique toutefois, figée dans l’Illustrator, elle-même rapidement reprise par Andy Kriebel, spécialiste de #dataviz, qui lui a apporté un peu d’interactivité grâce à la célèbre plate-forme Tableau. Pour un résultat probant.

Mise-à-jour du 30 mai : Arthur Charpentier (décidément) nous indique fort justement que Freakonometrics a récemment pondu une version avec des données françaises [en] de “Which birth dates are most common”, qu’il en soit ici vivement adulé.

Mamma Mia

Autre œil mouillé jeté sur l’humanité, c’est celui du dieu vivant de la visualisation de données, David McCandless, qui nous pond (avec sa glorieuse équipe) en ce joli mois de mai (où les feuilles volent au vent si jolie mignonne) une infographie sobrement intitulée “Les meufs règnent-elles ?” – ou : l’équilibre des genres sur les réseaux sociaux. On y constate de prime abord, grâce au travail de recherche effectué par Dan Hampson et avec l’aide additionnelle de Piero Zagami et Tatjana Dubovina à la palette, que les filles sont plus présentes que les mecs sur Facebook, Twitter, Instagram ou Pinterest – pour ne citer que les plus connus – tandis que l’inverse s’applique sur Spotify, Google+, Flickr ou YouTube. Et qu’en tout, c’est presque 100 millions d’utilisatrices supplémentaires chaque mois qui se connectent sur les réseaux sociaux, et qu’elles sont davantage dans une logique d’échange que de consommation. Mais c’est une interprétation personnelle, chacun pourra jouer avec la source pour se faire la sienne.

Petite entreprise ne connait pas la crise

Le commerce en magasin ne faiblit pas en Italie malgré la morosité ambiante… grâce, notamment, aux étrangers hors-UE, pistés par l’exploitant de magasins “duty-free” Global Blue, qui a dressé la liste des pays les plus actifs chez nos voisins et en a pondu une jolie infographie [it] pour illustrer tout ça. À la vérité, ce ne sont ni le sujet ni les données qui auront attiré notre attention, mais bien la mise en forme, originale et bien léchée. À vérifier en mettant tout ça en plein écran.

Dans le vent

On reste dans la visualisation de données et dans les teintes de bleu(s) avec un vrai travail basé sur l’Open Data et notamment aux données récoltées de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) via le portail data.gov. Ici, John Nelson – spécialiste en expérience utilisateur dans le civil – a catégorisé des données pistant les tornades selon leur positionnement sur l’échelle de Fujita, réglant ainsi l’intensité des traces les indiquant sur la carte en proportion de leur puissance au sol. Un histogramme indique également le nombre de victimes sous la forme d’une frise chronologique. Seul petit regret : le projet aurait été parfait s’il avait été un peu interactif. On se contentera donc de ce magnifique rendu.

Dans l’eau

Quand on est attentif aux questions posées par la gestion et l’utilisation de l’eau (comme le sont certainement la majorité des lecteurs, déjà sensibilisés sur Owni par le projet du Prix de l’eau), on étudiera sans doute avec plaisir cette nouvelle infographie repérée via Flowingdata : “Quelles nations consomment le plus d’eau ?” [en]. C’est à partir de données extraites par Arjen Hoekstra et Mesfin Mekonnen de l’université de Twente (Pays-Bas) que Jen Christiansen, directrice artistique et illustratrice au Scientific American Magazine a créé cette visualisation colorée qui met en exergue que si la population abondante est le premier facteur de variation de consommation de l’eau, une agriculture inefficace et une utilisation excessive de cette ressource naturelle pour la production de nourriture (30% de l’empreinte de l’eau aux États-Unis est issu de la consommation de viande) est également fatale.

Réflexions

Pour nos lecteurs anglophones, restent trois billets sur lesquels nous mettons le doigt – et que nous aurons sans doute bientôt l’occasion d’évoquer plus longuement :

Bien sûr, pour certains, ce ne sera jamais du journalisme. Et quelle importance ? Pendant qu’ils disserterons sur les définitions, nous autres on se mettra simplement au boulot.

Une bonne data-semaine à tou(te)s !

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Joyeux anniversaire l’interouèèèbe ! http://owni.fr/2011/08/10/joyeux-anniversaire-linteroueeebe/ http://owni.fr/2011/08/10/joyeux-anniversaire-linteroueeebe/#comments Wed, 10 Aug 2011 06:25:20 +0000 la redaction http://owni.fr/?p=75786 Cher interouèbe,

Assumant le pas de côté et la périodicité de magazine, OWNI te fête un TRÈS JOYEUX ANNIVERSAIRE. Avec quatre jours de retard. Mais quand même! Sache que ce délai n’enlève rien à la grande affection que nous te portons. Si. Si.

Bon, d’accord, on a oublié. Pardon.

Mais tu n’es pas sans savoir que ta date de naissance est sujette à caution. Des doutes sur le père demeurent, ainsi que le rappelait Cyroul en janvier dernier. De ce fait, c’est un peu ton anniversaire tous les jours. D’ailleurs, le peuple qui est le tien te le rappelle sans arrêt, en te célébrant quotidiennement, à sa façon.

OWNI se joint à l’élan commun en t’offrant très solennellement ce magnifique gâteau d’anniversaire, agrémenté comme il se doit de bougies, de crème, de vidéos, d’articles et de photos.

Ta généalogie, tes protégés comme tes ennemis: on s’est permis d’en mettre quelques bouts, histoire de se rappeler les bons moments passés ensemble.

On dit que 20 ans, c’est le plus bel âge. C’est aussi celui des bêtises. On peut dire que tu cumules déjà un peu les deux. Et on te fait confiance pour continuer à grandir, à t’épanouir, à être cette chose merveilleuse que tu es déjà.

Avec tout notre amour,

Survolez la photo pour faire apparaître les liens.


Illustration CC FlickR: thewazir

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Wikipédia a 10 ans! http://owni.fr/2011/01/15/wikipedia-a-10-ans/ http://owni.fr/2011/01/15/wikipedia-a-10-ans/#comments Sat, 15 Jan 2011 10:34:41 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=42062 La version anglophone de l’encyclopédie contributive Wikipédia a vu le jour le lundi 15 janvier 2001. Wikipédia a été créée comme alternative à une autre encyclopédie en ligne fondé un an plus tôt par la même équipe — Jimmy Wales et Larry Sanger —, Nupédia, dont le processus de travail un peu trop strict n’a permis de faire aboutir que vingt-quatre articles en trois ans. Avec Nupédia, chaque article était confié à une équipe hiérarchisée, puis soumis à un crible scientifique sérieux, et n’était présenté au public qu’une fois fin prêt. Avec Wikipédia, au contraire, le processus de validation est postérieur à la publication des articles, articles dont la rédaction et les corrections sont ouvertes à qui veut s’en charger, sans avoir à montrer patte blanche.

Aujourd’hui, Nupédia a disparu et Wikipédia contient des millions d’articles répartis en deux-cent-soixante-sept versions linguistiques d’importance variable : 3,5 millions d’articles anglophones, 1 million d’articles germanophones et autant d’articles francophones, quelques dizaines d’articles seulement en langues des Îles Fidji, en tahitien ou en néo-mélanésien. On doit à ce sujet saluer une première réussite de Wikipédia qui est d’avoir fourni un ouvrage de référence à des langues parfois en voie de disparition et qui, pour certaines, n’avaient jamais eu d’encyclopédie ou de dictionnaire.

Wikipédia a fini par donner corps à l’Internet qu’imaginaient les scénaristes de séries télévisées au milieu des années 1990 : une sorte d’oracle auquel on pourrait poser toutes les questions. Tout cela vient même de plus loin, d’ailleurs. Je me rappelle des serveurs BBS des années 1980, sur lesquels étaient déposés des documents informatifs divers, qui ont ensuite été diffusés sur cd-rom. L’ambition de faire circuler le savoir a toujours été consubstantielle de l’informatique personnelle, il suffit de penser au projet Gutenberg (né en 1971) ou de l’ABU (1993), par exemple, dont les buts sont continués par plusieurs projets associés à Wikipédia : Commons (dépôt de médias, notamment d’images), Wikilivres (livres pédagogiques) et Wikisource (textes).

Dans le futur proche que raconte l'excellent film Rollerball (1975), la connaissance n'intéresse plus personne, elle est reléguée dans les mémoires d'un unique ordinateur, nommé Zéro. Malheureusement, comme personne ne vient jamais le voir, cet ordinateur (tout comme son gardien) est devenu dépressif et ne fournit plus que des réponses incohérentes aux questions qui lui sont posées.

Wikipédia, une institution

Cet anniversaire, dix ans dans quelques jours, est un bon moment pour faire le bilan de ce projet hors-normes. Un bilan provisoire, car l’histoire est loin d’être finie. Wikipédia, qui est parvenue à un rythme de croisière, semble appelée à rester une référence pendant des années, des décennies, peut-être bien plus longtemps encore. Et c’est là, d’ailleurs, que les problèmes commencent car Wikipédia est désormais une institution, ce qui fait que ses défauts et ses qualités ont une très grande portée .

Comme beaucoup l’ont remarqué, parfois avec aigreur, Wikipédia arrive presque invariablement en tête des requêtes effectuées avec Google, gagnant de fait un statut de source quasi-officielle sur de nombreux sujets. N’ayant pas toujours une grande conscience de son mode de fonctionnement, certains utilisent sans précautions des articles de Wikipédia comme source pour des exposés scolaires ou des mémoires de Master.

Le caractère de source « officielle » est renforcé par le style littéraire qui a cours sur l’encyclopédie, style qui se veut distancié, neutre, universel, un ton de vérité révélée. Un ton impersonnel, assez insupportable, dans un certain sens. Il ne suffit pas de parler comme un dictionnaire pour pouvoir prétendre tout savoir, et une parole sans auteur identifiable peut sembler, de prime abord, un peu lâche, car une affirmation a forcément un émetteur et reflète un point de vue. Ce type de littérature cache parfois la partialité des propos exprimés ou les préjugés qui les sous-tendent — partialité et préjugés dont les émetteurs ne sont pas forcément conscients.

Les deux créateurs de Wikipédia : l'entrepreneur Jimmy Wales (gauche) et le philosophe Larry Sanger (droite).

Le problème est pourtant réglé en amont par un des principes fondateurs de Wikipédia, la neutralité de point de vue, qui stipule que Wikipédia ne doit pas être un lieu de révélation du savoir, mais plus modestement, un lieu d’exposition et de compilation de sources « notables ». Sur Wikipédia, on n’écrit pas « dieu existe » ou « dieu n’existe pas » mais « selon Diderot… selon Saint-Augustin… selon Richard Dawkins… selon Pascal… selon Nietszche… selon Jean-Paul II… », etc.

L’article idéal sur ce type de sujet polémique et nécessairement impossible à trancher fournira les éléments de la dispute, les principaux arguments avancés ainsi que les titres d’essais consacrés à la question qui ont eu une influence sur l’opinion.

Certains sujets ne posent pas tant de problèmes, par exemple les dates de naissance de personnages historiques récents ou les définitions admises par la totalité de la communauté scientifique spécialisée. En contribuant à Wikipédia, on découvre cependant que le nombre de sujets polémiques est bien plus important qu’il n’y paraît : comment doit-on nommer une endive ? Comment est mort Émile Zola ? Voltaire était-il un saint ou un hypocrite ? Ne parlons pas des sujets sensibles : religion, politique, écologie, etc.

D’ailleurs, lorsque le consensus se fait, n’est-ce pas juste le signe inquiétant que le sujet de l’article est particulièrement irréfléchi, impensé ?

Voir Wikipédia en train de se construire pose des questions de salubrité publique : comment se font les autres encyclopédies ? Quel type d’informations sélectionnées, de propagande ou de désinformation contiennent-elles ? Ici, au moins, nous pouvons savoir dans quelles conditions le corpus encyclopédique se constitue, alors que dans le cas d’une encyclopédie plus traditionnelle, nous ignorons tous les a-côtés d’un article. Nous connaissons son auteur mais, à moins d’être précisément spécialistes du sujet traité nous ne pouvons pas lire entre les lignes, nous ne pouvons pas deviner ce qui a motivé le choix de l’auteur, quelle école, quel courant d’idée il défend, quel rival académique il néglige de mentionner, etc.

Malgré la vigilance des contributeurs réguliers de Wikipédia — généralement bien intentionnés et soucieux d’élever le niveau de qualité de l’édifice — il n’est pas rare que des personnes aux motivations douteuses y contribuent pour de très mauvaises raisons : prosélytisme religieux, désinformation politique, publicité… On sait que de nombreuses sociétés commerciales surveillent de très près les articles qui sont consacrés à leurs marques et à leurs produits, il y a même des exemples scandaleux de propagande de la part, notamment, de grands groupes agro-alimentaires ou de laboratoires pharmaceutiques , qui n’ont pas hésité (et continuent sans aucun doute de le faire) à se servir de ce support apparemment impartial et extérieur pour servir leurs intérêts commerciaux ou peaufiner leur image publique. Des sectes, des personnalités politiques ou même des pays se servent aussi de Wikipédia pour les besoins de leur communication. Lorsqu’ils sont habiles, ça passe.

Au delà de la propagande, il n’est pas rare que des contributeurs de Wikipédia, y compris parmi les plus sérieux, se laissent aller à utiliser l’encyclopédie pour faire coïncider ses articles à leurs propres opinions, à leur réalité, comme s’il suffisait qu’une chose soit écrite publiquement pour qu’elle devienne, par miracle, une vérité. On a pu constater un tel phénomène de manière comique pendant le débat qui a opposé Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal le 2 mai 2007 : tandis que les deux candidats à l’élection présidentielle s’écharpaient pour savoir si le réacteur EPR était de 3e ou de 4e génération — détail sans intérêt pour qui ignore ce qui peut distinguer un réacteur nucléaire d’un autre —, des partisans de l’un et l’autre modifiaient Wikipédia pour rendre l’encyclopédie — entendre la vérité — compatible avec ce qu’ils auraient voulu qu’elle soit.

Je trouve ça passionnant et très éclairant, finalement, quand au statut que peut avoir la vérité chez chacun d’entre nous : on dit que l’on croit ce que l’on voit, mais souvent, on voit ce que l’on croit, la foi (religieuse, politique, ou autre) a sans doute moins de rapport avec l’expérience qu’avec l’envie de rendre les choses vraies, d’avoir le pouvoir de créer sa réalité. Croire, c’est peut-être d’abord tenter d’avoir de l’autorité sur les faits, car si on ne peut pas souvent transformer véritablement le monde, on peut ajuster sa perception et celle d’autrui à ses désirs. Et ce n’est pas spécifique à Wikipédia, c’est ce que font souvent les journalistes, à mon avis, ils racontent le monde tels qu’ils l’imaginent, et ce qu’ils disent devient vrai, parce que c’est dans le journal.

Convaincre les autres que le monde est ce que l'on voudrait qu'il soit, jusqu'à s'abuser soi-même ? Terry Gilliam, "Les aventures du baron de Munchausen" (1989).

Cette envie de créer le monde à l’image de ses croyances ou de ses préoccupations n’est d’ailleurs pas forcément illégitime ou stérile. En listant chaque créature Pokémon, chaque jeu vidéo, chaque disque rock, chaque courant musical improbable, chaque fait de la culture populaire, Wikipédia compile en un unique ouvrage un savoir totalement inédit sous cette forme et qui échappe aux confrontations et aux comparaisons en n’existant que dans les micro-sociétés où il a une importance.

Ce savoir, puisqu’il est le fruit de l’envie de transmettre des contributeurs, est tributaire des goûts de ces derniers. Il suffit qu’une personne passionnée d’un sujet y consacre son énergie pour que des sujets analogues semblent pauvrement traités. Sur une autre encyclopédie, un article consacré à une petite ville des Pyrénées n’a pas le droit d’être aussi important que celui qui traite d’une préfecture de la région parisienne. N’est-il pas sain qu’il existe un endroit où ce genre de hiérarchie puisse ne pas être infailliblement respectée ?  Où l’on puisse, en tout cas, débattre de leur pertinence ?

Wikipédia est de toute manière loin de dispenser un savoir véritablement original, fantaisiste, incongru, jamais-vu, car du fait même de son mode de fonctionnement, c’est, lorsque ses principes sont respectés, l’encyclopédie de la doxa, du savoir banal, admis, rebattu. J’en connais beaucoup que cela déçoit et qui critiquent le caractère sage et un peu conventionnel de ce support, qui se demandent si ce n’est pas faire un mauvais usage de sa liberté que d’imiter les gestes de ceux qui sont contraints à des formes ou à un ton précis, un peu comme on peut critiquer les blogueurs qui emploient le langage journalistique ou les vidéastes amateurs qui recourent aux tics hollywoodiens, alors même que les journalistes de la presse ou les réalisateurs hollywoodiens aimeraient parfois échapper aux lois commerciales qui leur imposent certains compromis littéraires, artistiques ou moraux . Wikipédia n’est pas non plus un lieu de recherche, un séminaire permanent, une académie. Wikipédia ne crée pas de la connaissance mais se contente d’en diffuser.

Ceux qui critiquent la sagesse de Wikipédia ou la modestie de ses ambitions peuvent bien monter leurs propres encyclopédies, après tout ! Les ouvrages ne s’annulent pas, ils s’additionnent, et si Wikipédia s’est imposée dans son domaine, ça ne signifie pas qu’il soit impossible de proposer autre chose.

L'assemblée générale de l'association Wikimedia France, en 2008. Sans autorité sur le contenu de l'Encyclopédie et distincte de la fondation mère, l'association française effectue un travail à mon avis remarquable de soutien aux différents projets de la fondation Wikimédia mais aussi aux valeurs qui les sous-tendent, notamment en faisant la promotion de la "liberation" des documents appartenant à des collections publiques.

Le pire et le meilleur de Wikipédia, je les ai trouvés pour ma part dans l’arrière-boutique de l’encyclopédie en ligne, c’est à dire du côté de ceux qui y contribuent. J’ai commencé à y participer en 2004 et je me suis aussitôt passionné pour cette cathédrale de savoir . J’y ai effectué des milliers d’éditions (des modifications, pouvant aller de l’ajout d’une virgule ou d’un accent à la création d’articles complets), réalisé des illustrations ou publié des photographies. Je suis aussi devenu un des administrateurs de Wikipédia, et je le suis resté quatre ans, avant de démissionner par manque de temps. Administrateur de Wikipédia n’est pas un titre honorifique (quoique cela valide une grande implication dans l’Encyclopédie) ni un mandat conférant une forme d’autorité ou de supériorité sur les autres contributeurs (mais tous, y compris parmi les admins, ne le comprend pas bien). C’est une charge assez technique, qui consiste, sur injonction de la communauté, à effectuer des opérations de maintenance (suppression d’articles) ou de maintien de l’ordre (éviction de vandales).

Paris 8, pendant la saison des assemblages de chaises : ce n'est pas une barricade pour défendre l'université mais une barrière pour empêcher les étudiants d'entrer. Le message n'est pas clair pour tout le monde, mais au moins le mobilier prend l'air, ça ne peut pas faire de mal.

Wikipédia à l’école

À l’Université Paris 8, j’ai monté un atelier qui a consisté à pousser les étudiants à contribuer à Wikipédia. Le but était double : d’une part il s’agissait pour les étudiants d’apprendre le fonctionnement de Wikipédia et de comprendre les limites de la confiance que l’on pouvait porter à cette source comme à d’autres. D’autre part, j’avais constaté en me prenant comme cobaye quel degré de rigueur le « moule » Wikipédien impose à ceux qui veulent y participer : savoir se documenter, croiser ses sources, apprendre à faire la part entre faits et opinions, écrire de manière claire et pédagogique… Bien sûr, le manque d’articles consacrés à mes sujets (art contemporain, et notamment arts numériques) sur Wikipédia constituait une bonne raison et un bon prétexte à organiser ce cours. En tant que projet, l’Atelier Encyclopédique a connu un certain succès, m’a valu quelques interviews (RFI, Philosophie Mag, Libé,…) et a été imité par plusieurs universités dans le monde. Dans la réalisation, le résultat a été un peu moins intéressant : beaucoup d’étudiants ne se sont pas franchement intéressés aux enjeux, ont été surpris d’être mal notés après avoir collé sur Wikipédia des paragraphes entiers « empruntés » sur d’autres sites web, et les contributeurs réguliers de Wikipédia ont, souvent, agi de manière tout à fait différente de leurs habitudes, en s’en remettant à moi pour ce qui était de corriger ou de réprimander mes étudiants plutôt que de s’en charger eux-mêmes.

Je ne considère pas l’expérience comme un échec, mais après cinq années, je l’ai interrompue, d’autant que le monde (enfin le web) avait bien changé entre temps : Wikipédia commençait à disposer d’un corpus conséquent et le public a quand à lui une idée plus claire de son fonctionnement : la première année, tout semblait nouveau pour les étudiants — qui n’avaient même pas tous entendu parler de Wikipédia — alors que la dernière année de l’atelier, j’avais l’impression de leur parler d’un vieux truc, comme un prof de musique qui tiendrait absolument à faire chanter des collégiens sur les chansons de sa propre jeunesse.

En 2005, on me disait : « et si ça devient une société privée ? », « et si le site s’arrêtait un jour ? » ou « est-ce qu’on sait vraiment qui est derrière tout ça ? ». Ces questions, je pense, ne sont plus posées par personne.

Un des moments embarrassants de ma vie : devoir faire l'idiot sur le Pont des arts (haut à droite) par une température inférieure à zéro et avec un globe terrestre dans la main, parce que le photographe un peu fou de Philosophie Mag avait décidé que ça serait pertinent. Une fois dans le journal ça passe presque, enfin ça nous donne quand même l'air bien bêtes.

Wikipédia, une communauté oligarchique ?

L’aspect parfois déplaisant de Wikipédia naît de ce que cette encyclopédie est aussi un réseau social, ou plutôt une communauté, chose positive en soi, mais qui conduit naturellement à la constitution d’une sorte d’oligarchie des contributeurs récurrents — pas nécessairement administrateurs, car si tous les administrateurs sont ou ont été des contributeurs très réguliers, tous les contributeurs réguliers ne sont pas administrateurs, loin de là. Et ces contributeurs récurrents ont parfois une petite tendance à considérer que Wikipédia est leur chose, leur domaine, ce qui les pousse à rejeter parfois méchamment les nouveaux contributeurs. Je constate ça régulièrement lorsque, par simple paresse de saisir mon mot de passe, je modifie un article sans prendre la peine de m’identifier. D’un seul coup, mes ajouts se voient supprimés avec des commentaires méprisants et soupçonneux tels que « à l’avenir, citez vos sources », y compris lorsque l’inspecteur des travaux finis auteur de la suppression aurait pu vérifier l’exactitude des affirmations en trois clics. S’il est normal que les contributeurs non identifiés soient surveillés plus que d’autres (c’est souvent par eux qu’arrivent les vandalismes les plus grossiers), il n’est pas pour autant admissible de se comporter avec mépris avec eux ou de se prendre pour un chien de garde du temple de la connaissance.

De nombreuses personnes au départ pleines de bonnes intentions se sont enfuies de Wikipédia parce qu’on les y a maltraitées ou que l’on a sanctionné leurs erreurs de débutants de manière impatiente, hautaine ou agressive.

"L'ange bleu" (1930). Le très sérieux professeur Immanuel Rath est sans cesse raillé par ses élèves qui ne sont pas dupes de son autorité...

Lorsque je m’identifie dûment pour contribuer, je ne rencontre pas ce genre de problèmes : les veilleurs les plus acharnés, qui parfois ne contribuent pas du tout aux articles et se contentent de se donner une mission disciplinaire (il en faut, j’imagine), ne surveillent pas énormément les éditions d’auteurs identifiables et encore moins celles de contributeurs de longue date. Malgré les statuts mêmes de Wikipédia, malgré les recommandations que la communauté s’adresse à elle-même en la matière, il existe bien plusieurs classes de contributeurs, tous égaux, mais certains plus égaux que d’autres. Ces catégories sont heureusement mouvantes : on peut finir par se faire une place, sans aucun doute, en tenant bon, en supportant les premiers contacts à la limite du bizutage, mais il peut y avoir de quoi se sentir rebuté et, me semble-t-il, cela empire avec l’augmentation du nombre de contributeurs.

Ainsi, en refusant la hiérarchie académique qui a cours dans le monde intellectuel, Wikipédia tend naturellement à forger une autre forme de hiérarchie… Je suppose que c’est la pente naturelle de toute organisation.

Imaginez en tout cas ce qui arrive lorsqu’un professeur d’université qui a passé sa carrière à étudier un sujet vient modifier un paragraphe de l’encyclopédie qui s’y rapporte et voit sa contribution censurée avec un commentaire laconique tel que « citez vos sources SVP » ou « Wikipédia n’est pas une poubelle, merci » (ce « merci » qui est presque un gros-mot), commentaire émis par un « morveux » qui connaît tout à Wikipédia et à ses rouages mais strictement rien au sujet de l’article sur lequel il intervient…

... son prestige académique n'empêche pas Rath de tomber amoureux de la danseuse légère Lola Lola qu'il épouse, à cause de qui il perdra son poste et qui fera de lui un clown de sa revue.

Le « morveux » peut avoir raison d’ailleurs. Je me souviens d’un historien célèbre dans son domaine qui était vexé que ses ajouts soient supprimés, mais dont la contribution était limitée à mentionner ses propres livres dans tous les articles qui se rapportaient de près ou de loin et parfois même de très loin à ses sujets d’étude : si prestigieux que soit son auteur, cette retape n’avait rien à faire là. Ne parlons pas des gens qui tiennent à maîtriser totalement le contenu des articles qui leur sont consacrés et qui sont sans doute le personnes les plus mal placées du monde pour le faire. Reste que s’il ne suffit pas d’être le spécialiste mondial d’un sujet pour prétendre pouvoir apporter quelque chose à Wikipédia, se voir malmener de cette manière provoque (plusieurs m’ont témoigné ce sentiment) l’impression d’un intellectuel de haut niveau victime du fascisme italien, de la révolution culturelle maoïste ou de la révolution islamiste iranienne, régimes où du jour au lendemain, les gens les plus incompétents, les plus frustes, ont obtenu une autorité, puis un droit de vie ou de mort, sur ceux qui leur étaient précédemment supérieurs de par leur éducation, leur naissance ou leur position sociale. Le parallèle ne saurait être poussé trop loin cependant, puisque les wikipédistes n’agissent pas sur tous les aspects de la vie d’autrui, leur empire est limité à un site Internet. Un site très populaire et très visité, mais un site et rien d’autre. Et puis chaque action est enregistrée, traçable, il est toujours possible de contester la décision d’un wikipédien.

"Vivre!" (1994), de Zhang Yimou. Pendant la révolution culturelle, les médecins, comme d'autres intellectuels, sont envoyés en camps de rééducation car ils sont des ennemis du peuple, des représentants de l'ordre académique réactionnaire. Ici, le médecin hébété et affamé ne pourra sauver la jeune Fengxia dont l'accouchement se passe mal et qui est soignée par des élèves et des infirmières, qui dirigent à présent l'hôpital.

Malgré tout le mal que je peux en dire, je considère que Wikipédia reste une extraordinaire réussite. Évidemment, on entendra toujours les défenseurs de l’internet « civilisé » se plaindre, car la liberté de faire et de dire, la prise en mains par le nombre de son propre destin et même de sa manière de s’informer et d’apprendre sont bien les choses qui inspirent le plus de méfiance. On trouvera toujours les gens qui disposent d’un pouvoir politique ou d’une autorité académique prêts à s’émouvoir du trop-plein de liberté de ceux qui leur semblent moins valeureux. Ceux-là préféreront la censure au désordre, n’admettront jamais la valeur pédagogique de l’erreur (jusqu’à refuser toujours de voir les leurs) ou de la mise en danger du savoir établi, et au fond, ne croient pas, n’ont jamais cru, que l’on pouvait apprendre et comprendre. Ils ne croient pas à l’éducation mais au dressage. C’est triste, mais même la démocratie passe son temps à porter au pouvoir des gens qui ont une peur panique de la liberté du peuple.

Le fait que Wikipédia reste inaccessible dans de nombreux pays totalitaires ou autoritaires doit être vu, pour ces raisons, comme un très bel hommage .

Le dîner des philosophes - Jean Huber

Umberto Eco expliquait qu’il était bien content de l’existence de Wikipédia car son arthrose l’empêche de se lever constamment pour vérifier une date de naissance ou un fait dans sa lourde encyclopédie Trecanni. Pour lui, peu importe que Wikipédia comporte des erreurs, le chercheur se devant de toute façon de multiplier et de croiser ses sources, ce qui fait de Wikipédia une porte d’entrée pour la connaissance parmi d’autres. Le fait que le contenu de Wikipédia soit actualisé en permanence est aussi une donnée précieuse.

Et pour ceux qui ne sont pas chercheurs ? Dans certains domaines, la qualité pédagogique de Wikipédia n’est pas contestée : on peut apprendre, et plutôt bien, de nombreuses notions mathématiques, comprendre des technologies, apprendre divers faits en biologie ou en zoologie… Les sciences dites « dures », qui savent régulièrement arrêter des consensus sur certains sujets, sont plutôt bien traitées, mais l’intérêt de Wikipédia ne s’y limite pas.

Aujourd’hui, un collégien qui réside dans une de ces cités de banlieue où, selon le journal télévisé de la première chaîne, « la police n’ose plus entrer », peut trouver les informations pour son exposé sur Victor Hugo aussi bien qu’un habitant des « beaux quartiers », car si ses parents n’ont pas investi dans une encyclopédie en vingt-cinq tomes, il accède malgré tout à Wikipédia grâce à son ordinateur ou à son téléphone portable. Ça ne règle pas tous les problèmes, mais ça en règle au moins un.
Et ceux qui font la moue en disant que, tout de même, il peut y avoir des erreurs dans une encyclopédie de ce genre, devraient s’interroger sur ce qu’ils défendent véritablement.

Pour finir, un extrait de l’article Encyclopédie, par Denis Diderot pour l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers :

[..] il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, & tellement concentrées dans leur petite société, qu’elles ne voyent rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu’on les appelle bons citoyens ; & j’y consens, pourvû qu’ils me permettent de les appeller méchans hommes. On diroit, à les entendre, qu’une Encyclopédie bien faite, qu’une histoire générale des Arts ne devroit être qu’un grand manuscrit soigneusement renfermé dans la bibliothèque du monarque, & inaccessible à d’autres yeux que les siens ; un livre de l’Etat, & non du peuple. A quoi bon divulguer les connoissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumiere, ses arts & toute sa sagesse ! ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales & circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent ; & voici ce qu’ils pourroient encore ajoûter. Ne seroit-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, & plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils n’occupent qu’un point sur ce globe, & qu’ils n’y dureront qu’un moment ; que c’est à ce point & à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siècles à venir & de l’espèce entière.

Tout bien pesé, je souhaite longue vie à Wikipédia et à tous les projets de ce genre qui naîtront à l’avenir.

Retrouvez nos articles autour des 10 ans de Wikipédia:

Wikipédia a 10 ans, par Jean-Noël Laffargue

Notre infographie: la Galaxie Wikimédia (par Loguy) [PDF]

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Article initialement publié sur Le dernier blog

>> photos flickr CC Gimi Wu

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[INTERVIEW] La belle décennie de Record Makers http://owni.fr/2010/10/21/interview-la-belle-decennie-de-record-makers/ http://owni.fr/2010/10/21/interview-la-belle-decennie-de-record-makers/#comments Thu, 21 Oct 2010 17:17:37 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=27258 Cette année, le label fondé par Marc Teissier du Cros et Stéphane Elfassi fête ses dix ans.  En l’espace d’une décennie, la doublette la plus pointue du paysage indépendant hexagonal nous a offert – entre autres – Sébastien Tellier et Turzi, John Carpenter et Arpanet, de la pop glycémique et du krautrock tricolore, de la Detroit techno et un vestige dystopique.

Créé au moment précis où l’industrie du disque a commencé à s’effondrer sous l’effet de son propre poids, manager déçu de Air, Record Makers est toujours là, solidement cramponné à ses certitudes. Une centaine de sorties plus tard, ils travaillent toujours dans le XVIIIe arrondissement, ils sont toujours trois, et ils embrassent désormais le web en fourmillant d’idées. Retour sur une success story frappée du sceau de l’instinct.

“Les artistes sont leurs propres chefs et on joue les relais”

Quel effet ça fait de fêter ses 10 ans, ce qui représente un âge quasi-canonique dans le petit monde des labels indépendants français?

Stéphane Elfassi : Comme on s’est réveillés un beau matin en réalisant qu’on était en 2010, c’est un moyen de recentrer l’histoire. C’est déjà l’occasion de faire le point sur tout ce qu’on a fait. On a monté beaucoup de projets avec des artistes qui ont été associés à d’autres labels, comme Kavinsky avec Ed Banger pour citer un exemple récent. Souvent, les gens viennent nous voir en nous disant “ah bon, Tellier, il est pas sur une major?”

C’est le prix à payer quand on décide pas vouloir signer de contrat d’exclusivité ?

Marc Teissier du Cros : Quand on a commencé, on a signé une licence avec Virgin. On était un label indépendant qui faisait de la distribution. Ça nous a coûté du temps et de l’énergie pour sortir de ce schéma, mais on était déterminés. Il y a eu un déclic. Un beau matin, on a eu La Ritournelle de Tellier entre les mains. On était engagés avec une major, et ils étaient d’accord pour financer un clip. Dès qu’on a eu le morceau, on savait que c’était important, et on a su d’emblée que ce serait le fondement de notre label. C’est aussi à partir de ce moment-là qu’on a développé une sorte d’allergie vis-à-vis de la notion d’exclusivité. On sort de la musique avec une force intrinsèque, et imaginer que l’histoire d’un morceau, son évolution, soit entre les mains de quelqu’un qui ne comprend ni les artistes, ni l’envers du décor, c’est assez insupportable. On est trois permanents, on travaille comme des chiens, et on tient à cette indépendance. On n’a pas un patrimoine à dilapider, les artistes sont leurs propres chefs et on joue les relais.

Vous êtes quand même un cas à part parmi les labels indépendants, les seuls à fonctionner de manière autarcique vis-à-vis du système. Quel bilan vous tirez de cette décennie ?

Stéphane Elfassi : On a commencé à une période où le marché se portait bien, et quand on monté Record Makers, on n’a pas senti le début de la crise générale de la musique, et que c’était le début de la fin. Pour la faire courte, on s’est lancés au pire moment. En dix ans, on a été des témoins privilégiés de l’effondrement du marché. Sur le label lui-même, c’est difficile de tirer un bilan, je crois qu’on en parlera dans notre nécro (rires).

“La Ritournelle, de Sébastien Tellier, c’est un morceau-charnière”

Il y a quand même des artistes dont vous êtes particulièrement fiers, ou des chansons dont vous avez peut-être un peu honte ?

Marc Teissier du Cros : Tellier reste très important à nos yeux, parce que c’est le premier artiste qu’on a signé. En plus de ça, il est très emblématique de ce qu’on a cherché à faire pendant ces dix années. Sexuality (son dernier album, ndlr) a très bien marché, il est en train de se construire une carrière mondiale, il a droit à la reconnaissance de tous, et quelque part, on a forcément le sentiment d’avoir réussi. Sur YouTube, on est tombés sur une vidéo amateur ou tu vois des rappeurs en train de faire des loops sur Tellier dans leur voiture, c’est une forme d’aboutissement. Il est rentré dans la culture populaire. A l’époque de La Ritournelle, Emmanuel Poncet avait écrit dans sa chronique du vendredi pour Libération que c’était le genre de morceau qu’on jette par la fenêtre et qui revient par la porte. Ça m’avait beaucoup touché. C’est la preuve ultime qu’il s’agit d’un morceau-charnière.

Stéphane Elfassi : Ce qui va rester, ce sont les signatures, plus que le nom du label. On aime les artistes qui ont une personnalité forte, donc on ne s’est jamais vraiment mis en avant. Après Tellier, on a signé Arpanet, estampillé Detroit qui prédisait l’avènement de la culture mobile. Quand on a voulu monter quelque chose autour de lui, tout le monde nous a regardés avec de grands yeux, parce qu’il est visionnaire et parce qu’il est difficile. En 2002, ce mec-là avait déjà senti la place que prendrait le téléphone portable dans nos vies, c’est un visionnaire.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Justement, vous regrettez qu’Arpanet ne soit resté qu’un succès d’estime ?

Marc Teissier du Cros : C’est en tout cas l’artiste signé sur Record Makers que toutes nos autres signatures adorent. C’est un supplément d’âme formidable d’avoir des disques de ce type. Je ne sais pas si ça a un sens de parler de génie, mais des gens que je connais, c’est celui qui s’en approche le plus.

C’est génial d’avoir à la fois des artistes très pop et d’autres imprégnés de sous-culture, comme Arpanet, qui était déjà là aux débuts d’Underground Resistance. Je l’ai connu par le biais d’un maxi de Dopplereffekt (un autre de ses projets, ndlr) acheté chez Rough Trade, et on je suis tombé à la renverse. Le plus dur, ça a été d’entrer en contact avec lui, parce qu’il est très méfiant et difficile à approcher. Mais aujourd’hui, on a d’excellents rapports, notre relation s’est améliorée. On le voit pas souvent, mais on l’a régulièrement au téléphone.

“Les disques qu’on sort sont des messages”

C’est important d’avoir ce genre de rapports avec ses artistes ?

Marc Teissier du Cros : Pour le genre de travail qu’on fait, il faut pouvoir se connaître assez pour se faire confiance, c’est vital. Si ce rapport là n’existe pas, ça ne sert à rien. C’est à nous de trouver le meilleur moyen de communiquer avec les gens qu’on signe. Avec Gerald Donald [d’Arpanet], c’est la manière scientifique. Ce qui nous intéresse aussi, c’est que ce genre d’artistes ait un impact sur les signatures qui suivent, que ce petit monde se nourrisse mutuellement. Kavinsky, par exemple, a découvert l’électro par le biais d’Arpanet. Les disques qu’on sort sont des messages, non seulement pour le public parce qu’on espère toujours en vendre un maximum, mais aussi pour les autres musiciens.

Ça veut dire que d’habitude, ce sont plutôt les artistes qui viennent vers vous?

Marc Teissier du Cros : C’est arrivé plusieurs fois que des artistes pas très entreprenants dans les démarches auprès des labels viennent chez nous parce qu’ils ont entendu un titre qu’on a produit, et qui nous ciblent directement. Tellier avait vu Air à la télé, il s’est renseigné et il est venu nous voir.

Puisqu’on parle de Air, ça vous a libérés de tracer votre route chacun de votre côté ?

Stéphane Elfassi : Quand on a monté le label, dont ils ont été la première sortie, on était leurs managers. Mais rapidement, le fait d’avoir des artistes producteurs au sein du label a posé problème. On a évidemment anticipé, mais ça s’est révélé au fil du temps, à travers des frustrations, parce qu’ils avaient déjà une carrière, parce qu’on passait un temps fou sur Record Makers. Etre leur label nous a beaucoup aidés au début, même si l’étiquette french touch nous a occasionné quelques sorties de complaisance. C’est comme ça que L’Incroyable Vérité, le premier album de Tellier, s’est retrouvé dans les bacs techno alors qu’il est totalement acoustique. Il a fait leur première partie, il en garde de superbes souvenirs, mais c’est mieux que les choses se soient terminées de cette façon, en 2004-2005. Désormais, on se croise rarement. Ça s’est fini salement, on n’est pas vraiment restés potes. Ce n’est qu’un détail de notre histoire, et on se sent mieux maintenant.
Tout ce background nous autorise à prendre notre temps, on n’est plus soumis au diktat de l’agenda. Ça nous permet de travailler un album comme Sexuality pendant deux ans. Quel artiste peut se permettre de travailler autant sur la longueur ? Et puis il y a la notion d’instinct : si un plan nous plait, on le fait, tout simplement.

Quand Tellier fait l’Eurovision, ça vous apporte une visibilité supplémentaire ?

Stéphane Elfassi : Heureusement, Sébastien Tellier et Record Makers ne sont pas nés le jour de l’Eurovision. Il y a eu des signes avant-coureurs et c’était la conclusion d’un beau mouvement. Ça lui a permis de bénéficier d’une exposition auprès du grand public, c’est vrai, et c’était mérité. On n’a aucun problème à le voir dans Télé 7 Jours, bien au contraire. Quelque part, Tellier est à l’image du label : il est relativement inconnu du grand public, mais tout le monde l’a déjà entendu dans une synchro pour un documentaire ou dans son autoradio.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

“Le but n’est pas de s’asseoir pour contempler le travail accompli”

Dans ces conditions, l’anniversaire, c’est un moyen de réaliser le rôle que vous avez acquis au fil des ans ?

Marc Teissier du Cros : Le but n’est pas de s’asseoir pour contempler le travail accompli. Mais au moment de compiler une décennie de signatures, on a remis le nez dans le catalogue, ce qu’on ne fait jamais, et c’est très satisfaisant de constater qu’on aime toujours nos productions, cinq ou six ans après. Par définition, quand on fait ce métier, on sacrifie son propre plaisir d’écoute, mais ça ne nous empêche pas d’être fiers de nos choix.

Pour fêter votre anniversaire, vous vous lancez de nouveaux défis ?

Stéphane Elfassi : On a d’abord des projets de célébration. On voudrait sortir un livre sur les dix ans de Record Makers, on a monté l’événement live autour du 10 octobre 2010, qu’on a voulu décliner dans le monde entier. On voudrait créer une société autour de l’image, qui irait du clip au court-métrage en passant par le documentaire, notamment sur Tellier, puisque on a 80 heures de rush sur le lancement de Sexuality. On planche aussi sur une extension du label strictement axée sur le digital. Mais l’idée, c’est quand même de ressortir des EP, des vinyles, un catalogue axé sur des titres plus que sur des albums.

Marc Teissier du Cros : L’aspect important dans ce qu’on fait, c’est l’international. C’est ce qui nous permet de tenir debout et de continuer à exister. Pour ces raisons, on n’est pas focalisés sur la rotation radio de NRJ. A la différence de beaucoup de labels français, on considère le Web comme un énorme avantage plutôt que comme le grand méchant loup responsable de tous les maux. Pour nous, c’est une aubaine. Bien sûr, ça affecte les ventes, mais ça permet de toucher un public mondial. Avec Air, on a découvert l’export, et c’est devenu notre modèle. On s’est implantés en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon, etc.

Comment vous expliquez votre longévité et votre adaptabilité?

Stéphane Elfassi : Dès le départ, on n’est pas à l’initiative d’un son, on ratisse large, du krautrock à l’électro-disco. Notre constante, c’est le renouvellement, ce qui nous pousse à nous remettre en question. Ça a pris dix ans pour qu’on se fasse une place mais, au moins, on n’est pas tributaires d’une mode, on existe en dehors d’un quelconque mouvement.

Marc Teissier du Cros : Avant Record Makers, je bossais chez Source, qui était lié à Virgin. Mais on distribuait plein de labels excitants au milieu des années 90, Grand Royal, Warp ou Mo’Wax notamment. On avait établi des relations personnelles avec chacun des patrons de ces labels, et on voyait comment ça se passait dans un grand label indépendant. Le dénominateur commun de tous ces labels, c’est qu’ils avaient un son. C’est à ce moment que j’ai compris que l’idée d’un label associé à un style très précis était tentante mais très dangereuse. A titre d’exemple, mon album préféré chez Warp, c’est celui de Vincent Gallo, qui est complètement en marge de leurs sorties historiques. C’est en se diversifiant que Warp s’est sauvé.

“Notre constante, c’est le renouvellement”

Justement, Steve Beckett, le patron de Warp, me citait récemment tous les artistes qu’il regrettait de ne pas avoir pu signer, et il n’y avait dans le lot aucun artiste électronique. Vous vous retrouvez totalement dans cette évolution, c’est une sorte de modèle ?

Stéphane Elfassi : Il a compris où se situait le futur de son label. Quand ils ont signé Broadcast en 2000, ça a été une bouffée d’air frais. Idem pour Gallo. Mais on n’a pas vraiment eu de modèle de développement à proprement parler. Quand on a lancé Record Makers, on ne manquait pas de travail. La B.O. de Virgin Suicides, qui était notre première sortie, était un chantier énorme. Il fallait produire, mixer, faire la promotion, mais on en a vendu 700 000 exemplaires, un chiffre énorme même à l’époque. A côté de ça, on avait Tellier, qui était totalement inadapté à la vie normale, Arpanet, et on devait gérer la carrière de Air chez Virgin. Tu imagines bien qu’on avait pas vraiment le temps de réfléchir à tout ça, on a fonctionné uniquement à l’instinct. Le rêve de monter sa structure devenait réalité, on n’a pas cherché plus loin que ça.

Aujourd’hui, vous êtes plus exigeants ?

Marc Teissier du Cros : On a gagné en maturité, on sait dire non à un projet. Mais paradoxalement, on laisse beaucoup de liberté à certaines de nos signatures. Turzi, par exemple, a carte blanche pour faire ce qu’il veut. C’est un artiste total, qui s’est fait accompagner par un groupe le jour où on lui a dit que c’était indispensable pour faire de la scène, ses disques se ne vendent pas, mais on lui apporte un soutien sans failles parce qu’on adore ce qu’il fait. Pour son prochain album (annoncé en janvier 2011, ndlr), il s’est contenté de nous donner deux références: Oxygène de Jarre, et Chill Out de KLF. Sinon, je t’ai dit qu’on travaillait à exhumer le catalogue de Popol Vuh?

Article initialement publié sur Brain Magazine

Crédits photos : FlickR CC THEfunkyman / Record Makers

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