OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Where is my God ? http://owni.fr/2011/04/11/where-is-my-god-cerveau-theologie-neurotheologie/ http://owni.fr/2011/04/11/where-is-my-god-cerveau-theologie-neurotheologie/#comments Mon, 11 Apr 2011 15:03:06 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=34523 “Qui suis-je ? Où vais-je ? Dans quelle étagère ?” Pour certains spécialistes des neurosciences, il semblerait que cette quête de sens, ainsi que toutes nos angoisses existentielles, traîneraient du côté du rayon “cerveau”. Et il en serait de même pour LA question: et Dieu, dans tout ça ?

Voilà une dizaine d’années qu’un petit nombre de chercheurs, principalement américains et canadiens, recherchent activement les manifestations du Grand Horloger, et plus généralement la source de la spiritualité, dans les méandres cérébraux. La pratique, baptisée “neurothéologie”, restée aujourd’hui à la marge, est souvent présentée comme un domaine d’études un peu curieux, à la légitimité faiblarde. Pourtant, ils ne sont pas tous à chercher la preuve de l’existence (ou pas, d’ailleurs) de Dieu dans le fatras synaptique. Il est vrai que certains n’hésitent pas à clamer haut et fort avoir localisé une zone extatique cérébrale, sorte de bouton-pressoir activateur de foi.

D’autres en revanche, plus modérés, rétorquent que là n’est pas la question. Ni démonstrateurs en odeur de sainteté, ni abatteurs de divinités, ces chercheurs tentent d’observer une réalité vécue et exprimée: celle des états de conscience modifiés, des expériences dites “mystiques”, de la méditation, ou bien encore de la sensation d’unicité avec le monde. Expliquer la spiritualité en scrutant la cervelle humaine: difficile d’envisager entreprise plus périlleuse, tant les réticences en provenance des deux bords, science et religion, viennent impacter et questionner les conditions expérimentales des “neurothéologues”.

Neuro-localisation de Dieu

Le "casque de Dieu" du chercheur Michaël Persinger (extrait de la série "Through the Wormhole" de Science Channel)

Avec son “Helmet God” (“casque de Dieu”), Michael Persinger [ENG] fait figure de précurseur dans le domaine de la neurothéologie.

L’objectif de ce chercheur américain est de reproduire l’expérience mystique en stimulant certaines zones du cerveau, comme le lobe temporal -qui joue un rôle déterminant dans la production des émotions-, grâce à des ondes magnétiques émises par son fameux casque jaune.

Si l’electro-encéphalogramme s’affole au cours de chaque expérience, les retours des différents cobayes, eux, sont loin d’être univoques: quand certains affirment avoir l’impression qu’une “entité” était auprès d’eux, d’autres, en revanche, disent tout simplement ne rien avoir ressenti.

Avant Persinger, un chercheur de l’université de San Diego, Vilayanur Ramachandran, cherchait déjà une base neurologique aux manifestations spirituelles. Ses travaux portaient sur certaines formes d’épilepsie affectant ce même lobe temporal et pouvant entrainer des délires mystiques intenses chez les individus en crise. Une observation qui a valu le titre de “module de Dieu” à cette région du cerveau, dans laquelle on retrouve l’hippocampe, ou l’amygdale.

Pour Carol Albright, auteur de nombreux ouvrages sur la neurotheologie et rédactrice au magazine Zygon: Journal of Religion and Science, l’approche matérialiste de ces deux chercheurs, qui tentent de prouver “que toute expérience ou foi religieuses sont une aberration ou artefact”, est une conception “limitée de ce que comprend la religion”. Elle explique à OWNI:

Personnellement, je pense que l’expérience religieuse est bien plus multiple que ce que prétendent ou rapportent de tels scientifiques. Elle peut inclure des expériences mystiques de la présence de Dieu, mais elle comporte aussi une doctrine intellectuelle, une participation au rituel, et une orientation générale de la personnalité, entre autres paramètres.

Autrement dit, elle ne se limite pas à l’extase mystique, produit de l’expérience spirituelle; elle inclue aussi des éléments de contexte qui viennent bien en amont de cette manifestation, et qui dépassent le seul cadre du cerveau. Bien entendu, tempère Carol Albright, chaque affect humain a une résonance cérébrale, mais réduire la spiritualité à cette seule réalité, et plus encore, la percevoir comme seule raison à Dieu, est un raccourci simpliste.

Au-delà du matérialisme réductionniste

De là à associer l’intégralité de la neuroscience à une approche matérialiste du religieux, il n’y a qu’un pas. Pourtant, souligne encore l’analyste américaine, certains travaux se démarquent par une approche moins reductionniste.

Les américains Andrew Newberg et Eugene d’Aquili, auteurs du succès de librairie Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief et initiateurs du terme “neurothéologie”, le canadien Mario Beauregard de l’université d’Ontario, cherchent moins à neuro-localiser Dieu qu’à observer la traduction cérébrale d’états de consciences modifiés. “A chaque fois, on n’a aucune idée de ce qu’on va trouver”, confie un assistant de Mario Beauregard à la caméra venue filmer les expériences de cette équipe de neurobiologistes, pour le documentaire Le Cerveau mystique, réalisé en 2006 (l’intégralité à voir ci-dessous).

En étudiant les états méditatifs de nonnes carmélites, ils tentent de comprendre le “cerveau spirituel”. Mais là encore, de bout en bout de l’expérimentation, la tache est difficile: convaincre les religieuses, repérer le moment extatique sans pouvoir interrompre la méditation, et surtout, interpréter les données sans savoir précisément qu’y chercher. La neurothéologie avance donc à tâtons. Mais dans une visée moins philosophique que pratique: pour ces chercheurs, l’objectif est d’augmenter le bien-être des individus, bien plus que de jouer à la devinette ontologique.

///

En ce sens, de nombreux neurothéologiens ont concentré leurs efforts sur l’étude de la méditation, afin de comprendre sa mécanique mais aussi ses effets sur le cerveau et le corps.

L’un des premiers à avoir aborder la thématique est le professeur Richard Davidson, qui s’est penché sur des moines bouddhistes ayant consacré plusieurs dizaines de milliers d’heures à la méditation. “Étudier leur cerveau, explique-t-il dans Le Cerveau Mystique, est un peu comme observer des maîtres d’échecs.”

Et il semblerait que l’activité cérébrale d’une personne entrée en méditation varie assez considérablement de celle d’un individu lambda: “il y a un changement spectaculaire entre les novices et les pratiquants”, explique Antoine Lutz, qui travaille en étroite collaboration avec les moines, parmi lesquels figure l’interprète français du Dalaï-Lama, Matthieu Ricard, très porté sur les avancées de la neuroscience.

Et il n’est pas le seul: le guide spirituel du mouvement est lui-même très investi dans le domaine. Le Dalaï-Lama est en effet co-fondateur et président honoraire du Mind and Life Institute, qui vise à “construire une compréhension scientifique de l’esprit pour réduire la souffrance et promouvoir le bien-être”.

Un engagement qui n’a rien d’anodin, car, comme le souligne un moine cistercien invité d’un congrès du Mind and Life:

Depuis mille ans, la religion et la science se sautent à la gorge dès qu’elles en ont l’occasion

Une façon de rétablir la trêve, même si des irréductibles refusent d’abandonner le front. “Il y a des “fondamentalistes” de chaque côté du débat -ceux qui ne jurent que par la science ou à l’inverse, seulement par la religion-, qui cherchent à saper l’autre clan”, explique Carol Albright. Résidente de Chicago, elle explique comment cinq écoles de théologie cohabitent avec l’approche scientifique:

Je vis dans le quartier de Hyde Park, à Chicago, où se trouvent l’Université de Chicago, ainsi que cinq écoles de théologie – Catholique Romaine, Luthérienne, Unitarienne, et deux autres se rapprochant du Calvinisme… Ajouté à cela, l’Université de Chicago a une Divinity School qui défend une approche très universitaire. J’ai des amis de chacune de ces confessions, qui travaillent à comprendre l’interaction de la science et de la religion. Ils ne cherchent pas à nier les conclusions scientifiques, mais bien plus à les intégrer à leur pensée, afin de mieux évaluer l’état de la connaissance de nos jours.

Qu’en est-il pour la France ?

Il semblerait qu’une telle approche soit moins entravée par une réserve pieuse que par l’ostracisme de la communauté scientifique. Doctorant en neurosciences cognitives et à l’origine d’Arthemoc, première association scientifique se concentrant sur l’étude des états modifiés de conscience en France, Guillaume Dumas raconte:

En France, on est vraiment à la traîne sur tous ces sujets; il est difficile de sortir des sentiers battus. Dès qu’on évoque la religion dans des thèmes de recherche, on n’est pas loin d’être insultés. Cela m’est même arrivé dans une présentation pour Arthemoc alors que j’évoquais juste les effets de la méditation. Il suffit de prendre le cas de Francisco Varela pour comprendre la situation française. C’était un chercheur brillant, fondateur du Mind and Life Institute, mais dont un article sur la méditation lui a presque coûté une accréditation lui permettant d’accéder au poste de directeur de recherche.

Difficilement surmontable par les neuro-scientifiques, ce déni de légitimité alimente, ironie suprême, la fuite des cerveaux outre-Atlantique. Comme le constate, amer, Guillaume Dumas:

La seule solution est de partir aux États-Unis. C’est ce qu’a fait Antoine Lutz, un ancien doctorant de Varela qui souhaitait justement étudier la méditation en neuro-imagerie.

Retrouvez tous les articles de notre dossier :

- Le cerveau est-il rationnel? par Rémi Sussan

- La science montre que vous êtes stupide, par Tristant Mendès France


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Dieu: c’est dans ta tête! http://owni.fr/2011/03/31/dieu-cest-dans-ta-tete/ http://owni.fr/2011/03/31/dieu-cest-dans-ta-tete/#comments Thu, 31 Mar 2011 15:04:03 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=54309 “Qui suis-je ? Où vais-je ? Dans quelle étagère ?” Pour certains spécialistes des neurosciences, il semblerait que cette quête de sens, ainsi que toutes nos angoisses existentielles, traîneraient du côté du rayon “cerveau”. Et il en serait de même pour LA question: et Dieu, dans tout ça ?

Voilà une dizaine d’années qu’un petit nombre de chercheurs, principalement américains et canadiens, recherchent activement les manifestations du Grand Horloger, et plus généralement la source de la spiritualité, dans les méandres cérébraux. La pratique, baptisée “neurothéologie”, restée aujourd’hui à la marge, est souvent présentée comme un domaine d’études un peu curieux, à la légitimité faiblarde. Pourtant, ils ne sont pas tous à chercher la preuve de l’existence (ou pas, d’ailleurs) de Dieu dans le fatras synaptique. Il est vrai que certains n’hésitent pas à clamer haut et fort avoir localisé une zone extatique cérébrale, sorte de bouton-pressoir activateur de foi.

D’autres en revanche, plus modérés, rétorquent que là n’est pas la question. Ni démonstrateurs en odeur de sainteté, ni abatteurs de divinités, ces chercheurs tentent d’observer une réalité vécue et exprimée: celle des états de conscience modifiés, des expériences dites “mystiques”, de la méditation, ou bien encore de la sensation d’unicité avec le monde. Expliquer la spiritualité en scrutant la cervelle humaine: difficile d’envisager entreprise plus périlleuse, tant les réticences en provenance des deux bords, science et religion, viennent impacter et questionner les conditions expérimentales des “neurothéologues”.

Neuro-localisation de Dieu

Le "casque de Dieu" du chercheur Michaël Persinger (extrait de la série "Through the Wormhole" de Science Channel)

Avec son “Helmet God” (“casque de Dieu”), Michael Persinger [ENG] fait figure de précurseur dans le domaine de la neurothéologie.

L’objectif de ce chercheur américain est de reproduire l’expérience mystique en stimulant certaines zones du cerveau, comme le lobe temporal -qui joue un rôle déterminant dans la production des émotions-, grâce à des ondes magnétiques émises par son fameux casque jaune.

Si l’electro-encéphalogramme s’affole au cours de chaque expérience, les retours des différents cobayes, eux, sont loin d’être univoques: quand certains affirment avoir l’impression qu’une “entité” était auprès d’eux, d’autres, en revanche, disent tout simplement ne rien avoir ressenti.

Avant Persinger, un chercheur de l’université de San Diego, Vilayanur Ramachandran, cherchait déjà une base neurologique aux manifestations spirituelles. Ses travaux portaient sur certaines formes d’épilepsie affectant ce même lobe temporal et pouvant entrainer des délires mystiques intenses chez les individus en crise. Une observation qui a valu le titre de “module de Dieu” à cette région du cerveau, dans laquelle on retrouve l’hippocampe, ou l’amygdale.

Pour Carol Albright, auteur de nombreux ouvrages sur la neurotheologie et rédactrice au magazine Zygon: Journal of Religion and Science, l’approche matérialiste de ces deux chercheurs, qui tentent de prouver “que toute expérience ou foi religieuses sont une aberration ou artefact”, est une conception “limitée de ce que comprend la religion”. Elle explique à OWNI:

Personnellement, je pense que l’expérience religieuse est bien plus multiple que ce que prétendent ou rapportent de tels scientifiques. Elle peut inclure des expériences mystiques de la présence de Dieu, mais elle comporte aussi une doctrine intellectuelle, une participation au rituel, et une orientation générale de la personnalité, entre autres paramètres.

Autrement dit, elle ne se limite pas à l’extase mystique, produit de l’expérience spirituelle; elle inclue aussi des éléments de contexte qui viennent bien en amont de cette manifestation, et qui dépassent le seul cadre du cerveau. Bien entendu, tempère Carol Albright, chaque affect humain a une résonance cérébrale, mais réduire la spiritualité à cette seule réalité, et plus encore, la percevoir comme seule raison à Dieu, est un raccourci simpliste.

Au-delà du matérialisme réductionniste

De là à associer l’intégralité de la neuroscience à une approche matérialiste du religieux, il n’y a qu’un pas. Pourtant, souligne encore l’analyste américaine, certains travaux se démarquent par une approche moins reductionniste.

Les américains Andrew Newberg et Eugene d’Aquili, auteurs du succès de librairie Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief et initiateurs du terme “neurothéologie”, le canadien Mario Beauregard de l’université d’Ontario, cherchent moins à neuro-localiser Dieu qu’à observer la traduction cérébrale d’états de consciences modifiés. “A chaque fois, on n’a aucune idée de ce qu’on va trouver”, confie un assistant de Mario Beauregard à la caméra venue filmer les expériences de cette équipe de neurobiologistes, pour le documentaire Le Cerveau mystique, réalisé en 2006 (l’intégralité à voir ci-dessous).

En étudiant les états méditatifs de nonnes carmélites, ils tentent de comprendre le “cerveau spirituel”. Mais là encore, de bout en bout de l’expérimentation, la tache est difficile: convaincre les religieuses, repérer le moment extatique sans pouvoir interrompre la méditation, et surtout, interpréter les données sans savoir précisément qu’y chercher. La neurothéologie avance donc à tâtons. Mais dans une visée moins philosophique que pratique: pour ces chercheurs, l’objectif est d’augmenter le bien-être des individus, bien plus que de jouer à la devinette ontologique.

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En ce sens, de nombreux neurothéologiens ont concentré leurs efforts sur l’étude de la méditation, afin de comprendre sa mécanique mais aussi ses effets sur le cerveau et le corps.

L’un des premiers à avoir aborder la thématique est le professeur Richard Davidson, qui s’est penché sur des moines bouddhistes ayant consacré plusieurs dizaines de milliers d’heures à la méditation. “Étudier leur cerveau, explique-t-il dans Le Cerveau Mystique, est un peu comme observer des maîtres d’échecs.”

Et il semblerait que l’activité cérébrale d’une personne entrée en méditation varie assez considérablement de celle d’un individu lambda: “il y a un changement spectaculaire entre les novices et les pratiquants”, explique Antoine Lutz, qui travaille en étroite collaboration avec les moines, parmi lesquels figure l’interprète français du Dalaï-Lama, Matthieu Ricard, très porté sur les avancées de la neuroscience.

Et il n’est pas le seul: le guide spirituel du mouvement est lui-même très investi dans le domaine. Le Dalaï-Lama est en effet co-fondateur et président honoraire du Mind and Life Institute, qui vise à “construire une compréhension scientifique de l’esprit pour réduire la souffrance et promouvoir le bien-être”.

Un engagement qui n’a rien d’anodin, car, comme le souligne un moine cistercien invité d’un congrès du Mind and Life:

Depuis mille ans, la religion et la science se sautent à la gorge dès qu’elles en ont l’occasion

Une façon de rétablir la trêve, même si des irréductibles refusent d’abandonner le front. “Il y a des “fondamentalistes” de chaque côté du débat -ceux qui ne jurent que par la science ou à l’inverse, seulement par la religion-, qui cherchent à saper l’autre clan”, explique Carol Albright. Résidente de Chicago, elle explique comment cinq écoles de théologie cohabitent avec l’approche scientifique:

Je vis dans le quartier de Hyde Park, à Chicago, où se trouvent l’Université de Chicago, ainsi que cinq écoles de théologie – Catholique Romaine, Luthérienne, Unitarienne, et deux autres se rapprochant du Calvinisme… Ajouté à cela, l’Université de Chicago a une Divinity School qui défend une approche très universitaire. J’ai des amis de chacune de ces confessions, qui travaillent à comprendre l’interaction de la science et de la religion. Ils ne cherchent pas à nier les conclusions scientifiques, mais bien plus à les intégrer à leur pensée, afin de mieux évaluer l’état de la connaissance de nos jours.

Qu’en est-il pour la France ?

Il semblerait qu’une telle approche soit moins entravée par une réserve pieuse que par l’ostracisme de la communauté scientifique. Doctorant en neurosciences cognitives et à l’origine d’Arthemoc, première association scientifique se concentrant sur l’étude des états modifiés de conscience en France, Guillaume Dumas raconte:

En France, on est vraiment à la traîne sur tous ces sujets; il est difficile de sortir des sentiers battus. Dès qu’on évoque la religion dans des thèmes de recherche, on n’est pas loin d’être insultés. Cela m’est même arrivé dans une présentation pour Arthemoc alors que j’évoquais juste les effets de la méditation. Il suffit de prendre le cas de Francisco Varela pour comprendre la situation française. C’était un chercheur brillant, fondateur du Mind and Life Institute, mais dont un article sur la méditation lui a presque coûté une accréditation lui permettant d’accéder au poste de directeur de recherche.

Difficilement surmontable par les neuro-scientifiques, ce déni de légitimité alimente, ironie suprême, la fuite des cerveaux outre-Atlantique. Comme le constate, amer, Guillaume Dumas:

La seule solution est de partir aux États-Unis. C’est ce qu’a fait Antoine Lutz, un ancien doctorant de Varela qui souhaitait justement étudier la méditation en neuro-imagerie.

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- Rationnel le cerveau ? par Rémi Sussan

- La science montre que vous êtes stupide, par Tristant Mendès France


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http://owni.fr/2011/03/31/dieu-cest-dans-ta-tete/feed/ 0
L’intelligence collective n’est pas l’apanage du web http://owni.fr/2011/02/12/lintelligence-collective-nest-pas-lapanage-du-web/ http://owni.fr/2011/02/12/lintelligence-collective-nest-pas-lapanage-du-web/#comments Sat, 12 Feb 2011 11:30:23 +0000 Rémi Sussan http://owni.fr/?p=46244 Qu’entend-on généralement par “intelligence collective” ? Pour le monde du web, la messe est dite : c’est le produit émergent de l’interaction entre plusieurs milliers, voire millions d’individus, certains ne partageant avec les autres qu’une quantité minimale de leur réflexion (c’est la théorie du surplus cognitif chère à Clay Shirky, comme il l’a développe dans on livre éponyme ou chez TED). Et bien entendu, c’est le web lui-même qui est le média de choix de cette intelligence collective.

Cette définition repose sur certains postulats, pas toujours explicites :

  • Plus on est de fous, plus on rit. Autrement dit, l’intelligence collective n’apparait qu’avec un très grand nombre d’interactions entre des multitudes d’agents. Le modèle, c’est la ruche, ou la fourmilière.
  • Cette intelligence est désincarnée : elle s’exprime via une bande passante extrêmement faible, sous la forme de texte, parfois même d’un simple vote, entre personnes qui ne se voient pas, et souvent ne se connaissent même pas.

Pourtant, il existe une autre approche de l’intelligence collective, bien plus ancienne que le net ou le web : la “fusion” entre quelques esprits, le plus souvent seulement deux, pouvant aboutir à une explosion inattendue de créativité.

Ces derniers temps, une multitude de blogs et d’articles ont traité de cette “petite” (par la taille) intelligence collective : une série d’articles dans Slate, s’intéresse de près au couple créatif en art ; la revue du MIT, plus prosaïque, s’est penchée sur le succès de l’intelligence collective “en petits groupes”. Enfin, deux recherches en neurosciences, dont une française, contribuent à nous faire comprendre comment une interaction entre partenaires se manifeste au niveau des structures cérébrales…

La dynamique d’un couple créatif

Dans une série d’articles pour Slate sur la créativité en couple, l’écrivain Joshua Wolf Shenk s’essaie à comprendre la multitude de couples “créatifs” qui se sont succédé dans l’histoire des sciences et des arts : Watson et Crick, Engels et Marx, etc. et bien sûr Lennon et McCartney auxquels il consacre la plus grande part de sa série d’articles. Il montre dans ces papiers à quel point il est difficile de faire la part entre l’apport de l’un ou de l’autre au sein d’une de ces paires, voire de déterminer lequel des deux membres est le plus influent.

John Lennon...

Ainsi, alors que la légende des Beatles fait souvent de John l’élément avant-gardiste de la paire, Paul étant avant tout l’artisan de mélodies délicates comme Yesterday, on découvre que c’est McCartney qui s’est plongé le premier dans les expériences d’avant-garde, avec les bandes magnétiques notamment, et à recevoir l’influence de musiciens contemporains comme Stockhausen. Et pourtant, c’est bien Lennon qui voudra intégrer le très étrange Revolution number 9 à leur album Blanc.

La nature du leadership au sein de ces couples est également difficile à déterminer. Pour Mick Jagger, le secret de sa collaboration relativement aisée avec Keith Richards tient en quelques mots : il faut qu’il y ait un leader (sous-entendu : lui). Pourtant note Shenk, c’est sous l’impulsion de Keith Richards, et selon ses choix musicaux essentiellement, que fut enregistré Exile on Main Street, considéré par de nombreux critiques comme le chef-d’oeuvre du groupe.

Entre Lennon et McCartney, la situation est encore plus ambiguë. Il semblerait, nous explique Shenk, que Lennon se soit toujours considéré comme le leader du groupe, mais un leader, qui de sa propre volonté, se limiterait pour laisser du pouvoir à son alter ego. inalement, peut-être Shenk met-il le doigt sur la nature de leur collaboration en supposant que McCartney représentait avant tout pour Lennon “une perte de contrôle”.

... Jamais sans Paul McCartney?

Lorsqu’on les interrogea (après leur séparation, et donc leur brouille) sur la nature de leur travail en commun, il est intéressant de noter que les deux membres de la paire avaient du mal à décrire leur processus de travail. Et Shenk de citer un merveilleux contresens de John Lennon, lequel affirma simultanément dans une interview que les deux associés avaient toujours écrit séparément, avant de continuer en parlant de leur écriture commune. Shenk l’explique ainsi:

L’affirmation de John apparait comme un non-sens. Nous écrivions séparément, mais nous écrivions ensemble. Impossible de prendre cela au sens littéral. Sauf si cela exprime assez bien la nature de leur collaboration.

Mais la confrontation entre deux génies à l’ego démesuré ne constitue que la face visible de l’intelligence en couple. Le plus souvent, explique Shenk, les collaborations se composent d’un acteur public et d’un autre, plus discret : éditeur pour un écrivain, producteur pour un musicien, etc. Le rôle de ce dernier est souvent ignoré. Pourtant si l’on se penchait un peu plus sur l’histoire des grandes oeuvres, le rôle des collaborations apparaitrait bien plus important qu’on ne l’imagine. Shenk rappelle ainsi que le psychanalyste et théoricien Erik Erikson a reconnu être incapable de distinguer dans son travail sa propre contribution de celle de sa femme Joan. “Il est l’un des plus célèbres sociologues de l’histoire. Elle n’a même pas son entrée dans la Wikipedia”, conclut Shenk. Parfois, le “partenaire” est même condamné par l’histoire, et voué aux gémonies. Ainsi Malcolm Cowley qui travailla dur à mettre en forme et publier l’oeuvre de Jack Kerouac Sur la route, avant que ce dernier et ses amis ne le dépeignent comme le “traitre” qui avait osé défigurer l’oeuvre en brisant la continuité du “tapuscrit” original (qui, rappelons-le, avait été frénétiquement tapé à la machine sur un unique rouleau de papier, ce qui avait inspiré à Truman Capote la fameuse formule “ce n’est pas de l’écriture, c’est de la frappe”).

L’intelligence émotionnelle, clé du succès des groupes ?

Mais l’intelligence de groupe n’est pas réservée aux génies créateurs. Toute équipe doit un jour se demander si la pensée collective qu’elle produit est de qualité supérieure ou inférieure à la somme des individus qui la composent.

Une équipe de chercheurs de diverses universités menée par Thomas Malone du Centre pour l’intelligence collective du MIT a étudié les conditions d’apparition d’une intelligence collective en petit groupe, nous explique la revue du MIT. Ils ont pour cela effectué deux études impliquant 699 sujets, réunissant des petits groupes de deux à cinq personnes et leur demandant de s’attaquer à une batterie de tests, puzzles et autres jeux. Ils ont effectivement découvert que la réflexion collective pouvait, dans certains cas, se montrer supérieure à celle des individus. Mais cela n’est pas automatique ; les performances des groupes peuvent connaître jusqu’à 30 à 40% de variations.

Pour réussir une intelligence collective, il faut prendre en compte plusieurs facteurs. Première surprise, la “bonne ambiance” importe peu. La motivation des participants n’est pas non plus fondamentale, ni le niveau intellectuel des individus impliqué. Les trois facteurs qui auraient effectivement joué sont d’abord la “sensibilité sociale” des participants, sensibilité sociale qui a été calculée en soumettant chaque sujet au test de “lecture de l’esprit dans les yeux”. Autrement dit, la facilité qu’à un sujet à déduire l’état émotionnel d’autrui en observant son regard (vous pouvez faire le test ici). Autre paramètre important : dans les groupes les plus efficaces, les participants tendaient à se partager plus ou moins équitablement le temps de paroles. On n’y trouvait pas une monopolisation de la parole par une minorité des membres. Enfin, troisième facteur, et non le moindre : le succès d’un groupe était corrélé au nombre de femmes y participant.

C’est donc bel et bien l’intelligence émotionnelle de ses membres qui apparait comme l’ingrédient fondamental au succès d’un groupe. Cette recherche nous montre à quel point la nature de la collaboration est avant tout physique, incarnée dans le corps.

L’intelligence collective est fonction du corps

Comment cette intelligence collective s’exprime-t-elle au plus bas niveau, celui du cerveau ? Deux récentes recherches nous apportent, sinon une véritable réponse, du moins une succession de faits troublants. L’une portait sur la conversation entre deux personnes et utilisait la résonance magnétique fonctionnelle. L’autre, menée par une équipe de jeunes chercheurs français, s’est intéressée à la communication non verbale et a recouru à l’électro-encéphalographie (EEG) comme procédure de test. Deux recherches à la fois très proches par le sujet abordé, mais très différentes tant par la procédure expérimentale que par les outils de mesure, donc.

Dans la première recherche, une des participantes de l’équipe a placé sa tête dans un appareil d’IRM tout en racontant devant un magnétophone une histoire remontant à ses années de lycée. Pendant ce temps, la machine enregistrait ses états cérébraux. On a ensuite soumis 11 volontaires à l’IRM, en leur faisant écouter l’enregistrement de l’histoire. Il s’est avéré que dans un grand nombre de cas, le sujet “allumait” les mêmes zones cérébrales, au même moment, que celles activées par la conteuse lorsqu’elle avait déroulé son récit. Souvent, il existait un délai de deux ou trois secondes, mais dans certains cas la zone s’éveillait chez le volontaire juste avant le moment où elle s’était activée chez la conteuse ; cet effet étonnant serait dû, selon les chercheurs, à l’anticipation du récit par l’auditeur. Dernier test, on a demandé aux sujets de raconter l’histoire qu’ils avaient entendue. Les passages dont ils se souvenaient le mieux étaient en fait ceux au cours desquels les zones cérébrales avaient été le mieux “synchronisées”.

Le groupe français a utilisé quant à lui des couples de participants qui échangeaient des gestes de la main sans signification particulière, chacun étant libre d’imiter l’autre ou non. Dans le même temps, on examinait leurs ondes cérébrales. Il s’est avéré qu’une synchronisation entre certaines parties des deux cerveaux émergeait lors de cette communication gestuelle, spécialement certaines qui jouent un rôle important dans les relations sociales. Par rapport à l’expérience américaine, l’usage de l’EEG permet non seulement une précision à la milliseconde (l’IRM est beaucoup plus lent) mais autorise surtout l’enregistrement de l’interaction en temps réel, les cerveaux des deux partenaires étant mesurés simultanément, au contraire de expérimentation avec l’IRM, où les sujets se trouvaient isolés et testés chacun à leur tour.

On savait déjà à quel point l’intelligence individuelle était fonction du corps et ne pouvait être séparée de celui-ci. Tout récemment encore, une étude aurait montré que la compréhension des émotions lors de la lecture de certains textes pouvait se trouver ralentie lorsque des injections de Botox avaient été effectuées sur les parties du visage censées exprimer cette émotion (la bouche pour les émotions positives, le front pour les négatives).

L’intelligence collective, de même, devrait beaucoup au corps. Elle ne saurait se réduire à une pure communion platonicienne des esprits…

Cet article a initialement été publié sur InternetActu

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Crédits photo: Flickr CC Fabian Bromman, drinksmachine, buildingadesert

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Peut-on mettre les neurosciences à toutes les sauces? http://owni.fr/2011/01/19/peut-on-mettre-les-neurosciences-a-toutes-les-sauces/ http://owni.fr/2011/01/19/peut-on-mettre-les-neurosciences-a-toutes-les-sauces/#comments Wed, 19 Jan 2011 10:16:46 +0000 Rémi Sussan http://owni.fr/?p=33952 Révolution dans l’habitat ou nouveau buzz marketing ? Le Wall Street Journal a récemment publié un curieux article sur l’usage des sciences cognitives dans la création de… cuisines aménagées ! On y expose les idées d’un certain Johnny Grey, créateur de cuisines depuis plus de 30 ans, dont les techniques d’aménagement reposeraient sur une connaissance profonde des habitudes émotionnelles et cognitives de notre cerveau. Ou du moins, c’est ce qu’il affirme. Et d’énoncer quelques-uns des plus prestigieux clients de l’artisan, tels Steve Jobs ou Sting.

Car pour Grey, une cuisine n’est pas seulement un endroit pour préparer à manger. C’est un lieu dans lequel les couples ou les familles passent de plus en plus de temps.

Pour créer une cuisine de rêve, Grey et son d’équipe passent près de 80 heures à s’entretenir avec leur client n’hésitant pas, précise le Wall Street Journal, à s’installer chez eux pour analyser sa personnalité et ses préférences.

Selon Mr Grey, Un bon moyen de commencer à créer une cuisine heureuse”, affirme l’article, “consiste à découvrir ce qu’il appelle le “point de bien être (sweet spot)” … vous savez, votre point de vue préféré, là où vous avez une vue sur la table, le paysage, l’entrée ou la cheminée, tout en préparant un plat”.

Un article plus ancien du Guardian, lui aussi consacré à Grey, nous en apprend un peu plus sur cette recherche du point G architectural : “Toute activité dans la cuisine devrait faire face à la pièce. Vous ne devriez jamais faire face au mur lorsque vous cuisinez. Cela va contre tous nos instincts. Nous avons examiné comment les hormones travaillent dans le cerveau et comment certaines activités stimulent celles-ci.”

Dans le même article, Grey ajoute : “Tout ce qui se trouve dans votre vision périphérique active votre cerveau. Quelque chose de pointu créera une anxiété, même si elle est subliminale, parce que vous penserez à quelque chose qu’il faut éviter”.


Image : le vaudou des corrélations en neurosciences sociales…

Naturellement une telle invocation des forces de la neuroscience ne pouvait que déclencher l’intérêt du “Neurocritique”, grand pourfendeur devant l’Eternel des interprétations pseudo scientifiques – il y a deux ans, il a publié sur son blog un article qui fit un certain bruit sur “le vaudou des corrélations en neurosciences sociales” qui attaquait les prétentions à déduire le comportement humain à partir de l’imagerie IRM. Le Neurocritique se demande si cette cuisine cognitivement améliorée ne serait pas une manifestation de ce qu’il appelle la “neurophilie explicative”, autrement dit la tendance qu’ont les gens à gober tout discours intégrant les neurosciences : même s’il est probable que les analyses “pseudo-scientifiques” de Grey ne proposent aucune valeur explicative supplémentaire, les clients paieront plus cher pour une cuisine “scientifiquement conçue”.

Vaughan Bell, de l’excellent blog Mind Hacks, s’attaque lui aussi aux prétentions scientifiques de notre cuisiniste, dans un post plus ancien, faisant référence non pas à l’article du Wall Street Journal, mais à un papier du Financial Times, malheureusement indisponible aux non-abonnés – à croire, d’ailleurs, que les recherches “neurologiques” de Grey semblent beaucoup intéresser la presse économique et financière !

Reprenant une affirmation de John Grey à propos du “point de bien-être” selon laquelle lorsque nous faisons face à la pièce, l’ocytocine, l’hormone du lien, et la sérotonine, associée à la relaxation et au plaisir se retrouvent libérées : “non seulement il fait le lien souvent effectué, mais faux, entre des états mentaux spécifiques et des neurotransmetteurs aux effets plus généraux, affirmant sans preuve la relation entre des activités précises et la libération de ces neurotransmetteurs, mais il lance l’idée totalement improuvée que se retrouver dos aux gens dans une cuisine crée de la peur et de l’anxiété, tandis que leur faire face procure relaxation et joie”.

Les ambiguïtés de la neuroarchitecture

On pourrait en rester là et se gausser de l’usage marketing fait du discours scientifique. Mais ce serait peut-être manquer une partie de la complexité du problème. Qu’apprend-on dans les articles du WSJ, du Guardian ou même sur le blog du Neurocritique ? Que Grey a travaillé avec un certain John Zeisel, scientifique au pedigree long comme le bras, spécialiste de la maladie d’Alzheimer et notamment de la manière dont l’environnement influe sur le comportement des malades.

Zeisel, avec son organisation Hearthstone Alzheimer Care crée des environnements susceptibles d’aider les patients atteints de cette affection cérébrale, en travaillant à “incorporer les informations de navigation dans l’architecture plutôt qu’en demandant aux patients de la retrouver dans leur mémoire (…) en créant des fonctionnalités qui évoquent des souvenirs confortables, des souvenirs lointains, comme des cheminées ou des vues sur un jardin ; s’assurer que chaque pièce évoque un état d’esprit spécifique, afin que les patients puissent savoir quand ils pénètrent en un lieu différent. Proposer un accès facile à la lumière du jour et aux espaces extérieurs, afin de permettre aux personnes atteintes de garder un contact avec les rythmes naturels. Le but est d’exercer les parties du cerveau qui fonctionnent encore bien et de soulager celles qui sont endommagées”, nous explique un article de IET. Zeisel est de surcroit membre d’un institut très sérieux consacré à la relation entre le cerveau et l’habitat, l’ANFA (Academy of Neuroscience for Architecture).

Si le Neurocritique est assez silencieux sur Zeisel, Vaughan Bell n’hésite pas à critiquer certains des propos du chercheur, rapportés par le Financial Times. Zeisel aurait ainsi déclaré : “quand nos cerveaux sont satisfaits, une certaine endorphine est libérée, donc nous avons besoin de créer des maisons susceptibles de faciliter cette libération d’endorphines.”

Mais, remarque Bell : “Les endorphines sont les opioïdes naturels du cerveau et peuvent être libérées dans une grande variété de situations: quand nous éprouvons du plaisir, mais aussi aussi quand nous ressentons du stress ou de la peine. Donc créer des maisons qui maximiseraient la sécrétion de cette endorphine peut aussi bien amener à créer des bouges stressants et inconfortables.”

Bell s’attaque également à certains principes défendus par Zeisel, selon qui ” nous avons développé génétiquement des instincts qui nous font nous sentir relaxés au milieu des fleurs, du foyer, de la nourriture et de l’eau… Tandis que les lieux qui nous apparaissent comme trop stériles et dangereux peuvent éventuellement pousser l’hypothalamus à relâcher des hormones de stress.” Aucune preuve, selon Bell, d’une telle disposition génétique vers les fleurs et les petits oiseaux, et aucune indication non plus que des immeubles “stériles” ou “confus” puissent déclencher un stress – à noter toutefois que certaines expériences vont bel et bien dans le sens de Zeisel, telle par exemple cette recherche sur l’importance du milieu naturel sur les capacités cognitives.

Entre science, marketing et culture générale

Qu’en déduire ? Probablement que la “neuroarchitecture” présente la même ambiguïté que celle existant entre la neuroéconomie qui étudie les mécanismes de la décision, et le neuromarketing, qui prétend améliorer la vente de produits en s’inspirant des études sur le cerveau. Là aussi la démarcation entre le pur “buzz” et le vrai travail de fond n’est pas toujours évidente. Où placer par exemple Thaler et Sunstein et leur doctrine du “libertarianisme paternaliste” ? Science fondée ou pur truc marketing ?

De fait toute tentative d’application des découvertes en neurosciences et sciences cognitives se heurte au problème de l’interprétation des données et à la difficulté de juger de l’efficacité d’une intervention. Ça a toujours été le cas en psychologie, mais l’arrivée des neurosciences change la donne et a tous les aspects d’un cadeau empoisonné.

Auparavant, la psychologie et la philosophie étaient difficilement séparables. Pour employer la fameuse expression de Karl Popper, la plupart des théories psychologiques n’étaient pas réfutables : on ne pouvait bâtir de protocole expérimental établissant ou non leur validité. Avec les neurosciences (mais aussi et peut-être plus encore, avec l’expérimentation systématique en sciences cognitives) tout est chamboulé. On se retrouve avec une masse de données chiffrées, obtenues à partir de protocoles précis, de manière répétable et donc réfutable. Pour autant, en déduire une théorie globale du comportement est toujours aussi difficile – et aussi subjectif.

Si Grey avait invoqué, pour ses cuisines, le recours à des théories comme la psychanalyse, le fonctionnalisme du Bauhaus, le postmodernisme ou la déconstruction, voire les traditions chinoises du Feng Shui ou de la géométrie sacrée pythagoricienne, on n’aurait probablement pas trouvé grand-chose à redire : un artiste ou un artisan peut trouver son inspiration où il veut, seule importe la qualité finale de son travail. Mais Grey utilise des concepts se réclamant des neurosciences, et du coup on n’a plus le choix qu’entre accepter naïvement sa Parole ou lui tomber dessus.

De fait, les “neurocuisines” et la neurarchitecture en général posent la question épineuse de l’application des neurosciences à des problèmes non médicaux. Sommes-nous condamnés, au nom d’une certaine prudence épistémologique, à ignorer pour toujours le corpus de découvertes sans cesse grandissant dans ce domaine, pour éviter de faire des contresens, voire d’être accusés d’insincérité ou d’argumentaire marketing ? Et dans ce cas accepter que le divorce entre les “deux cultures” celle des humanités et celle des sciences soit définitivement consommée ? Où faut-il accepter qu’entre la pure réalité scientifique et nos pratiques quotidiennes on puisse bâtir une certaine forme de pont, même s’il faut pour cela recourir à une forte part de métaphore et accepter l’approximation ? Sans compter que ce ne sont pas seulement les non-scientifiques, comme Grey, mais aussi les chercheurs, à l’instar de Zeisel, qui s’aventurent dans cette “zone grise” chaque fois qu’ils cherchent à tirer des conclusions pratiques de leurs travaux !

Reste maintenant à trouver de nouveaux moyens, de nouveaux outils intellectuels nous permettant d’évaluer un tel discours “mixte” ou “flou” qui sort de la recherche scientifique pure tout en reposant sur les conclusions de celle-ci…

>> Photo FlickR CC : amb.photography

>> Article publié initialement sur Internet Actu.

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Les algorithmes prédictifs sont-ils un risque pour notre libre-arbitre? http://owni.fr/2010/12/01/les-algorithmes-predictifs-sont-ils-un-risque-pour-notre-libre-arbitre/ http://owni.fr/2010/12/01/les-algorithmes-predictifs-sont-ils-un-risque-pour-notre-libre-arbitre/#comments Wed, 01 Dec 2010 15:00:29 +0000 Hubert Guillaud http://owni.fr/?p=37595

Nous sommes apparemment aujourd’hui dans une situation où la technologie moderne change la façon dont les gens se comportent, parlent, réagissent, pensent et se souviennent.

Nous dépendons de plus en plus de nos gadgets pour nous souvenirs des choses : comme le disait Daniel Dennet, nous connaissons une explosion démographique des idées que le cerveau n’arrive pas à couvrir.

L’information est alimentée par l’attention : si nous n’avons pas assez d’attention, nous n’avons pas assez de nourriture pour retenir tout ces renseignements.

Or, à l’âge de l’explosion de l’information que faut-il retenir ? Que faut-il oublier ? Pendant des siècles, explique Frank Shirrmacher, ce qui était important pour nous était décidé par notre cerveau : désormais, il sera décidé ailleurs, par nos objets, par le réseau, par le nuage d’information dont nous dépendons. “Ce n’est pas un hasard si nous connaissons une crise de tous les systèmes qui sont liés soit à la pensée soit à la connaissance” : édition, journaux, médias, télévision, mais également université comme tout le système scolaire. Ce n’est pas une crise de croissance, mais bien une crise de sens :

la question est de savoir ce qu’il faut enseigner, ce qu’il faut apprendre et comment. Même les universités et les écoles sont tout à coup confrontées à la question de savoir comment enseigner.

Quelles informations retenir ? Qui va les retenir pour nous ?

À la fin du XIXe siècle, rappelle l’essayiste, “à la rubrique nouvelles technologies, les discussions étaient vives autour du moteur humain. Les nouvelles machines de la fin du XIXe siècle exigeaient que les muscles de l’être humain s’y adaptent. En Autriche et en Allemagne notamment, un courant philosophique réfléchissait à comment changer la musculature ! Le concept de calories a été inventé à cette époque afin d’optimiser la force de travail humain. Au XXIe siècle, on retrouve le même type de question avec le cerveau. Le muscle que nous avons dans la tête, le cerveau, doit s’adapter. Or, ce que nous savons des études récentes montre qu’il est difficile pour le cerveau de s’adapter au multitâche.”

Nous passons de l’adaptation des muscles aux machines à celui de l’adaptation du cerveau aux machines à travers les questions du multitâche ou de l’infobésité qu’adressent à nous les technologies de l’information et de la communication. “Le concept d’informavore qui conçoit l’être humain comme un dévoreur d’information a beaucoup à voir avec nos anciennes chaines alimentaires”, avec la nourriture que vous prenez ou pas, avec les calories qui sont bonnes ou mauvaises pour vous ou votre santé.

L’outil n’est pas seulement un outil, il façonne l’humain qui l’utilise. Du moment que les neuroscientifiques et d’autres se sont mis à utiliser l’ordinateur pour analyser la façon de penser des hommes, quelque chose de nouveau à commencé. Quelque chose qui pose la question du libre arbitre, comme le disait déjà Jaron Lanier, le gourou de la réalité virtuelle. “À l’heure de l’internet en temps réel, la question de la recherche prédictive et du déterminisme devient plus importante.”

Les algorithmes prédictifs vont-ils décider pour nous ?

Frank Schirrmacher imagine que la question de la prédiction – comme la prévisibilité des tendances de recherches que réalise déjà les outils de Google sur la grippe et dans bien d’autres domaines – va avoir un impact important sur la notion de libre arbitre. Google saura avant nous si le concert que nous nous apprêtons à regarder ce soir va nous intéresser, parce qu’il sait comment les gens en parlent, qu’il calcule et analyse non seulement les comportements de la société, mais aussi les nôtres permettant de situer nos comportements dans l’univers social, explique Schirrmacher.

En recueillant de plus en plus de données comportementales et en y appliquant des algorithmes prédictifs de plus ne plus sophistiqués, notre perception de nous-même va se modifier. Alors que pour certains psychologues – comme John Bargh – clament que rien n’est plus important que le libre arbitre, nous sommes confrontés à un avenir où tout va être prévisible par les autres, via le nuage informatique et la façon dont nous sommes liés via l’internet. Les nouvelles technologies, qui sont en fait des technologies cognitives, s’adressent à notre intelligence, à notre pensée et s’opposent désormais à nos façons de penser traditionnelles.

Et Schirrmacher d’en appeler à mieux comprendre les transformations qui se font jours :

Qu’est-ce que Shakespeare et Kafka, et tous ces grands écrivains, ont réellement faits ? Ils ont traduit la société dans la littérature. Ils ont traduit la modernisation dans la littérature… Maintenant, nous devons trouver des personnes qui traduisent ce qui se passe dans la société au niveau des logiciels. Les textes vraiment importants, qui écrivent notre vie aujourd’hui et qui sont, en quelque sorte, les histoires de notre vie sont désormais les logiciels – or ces textes ne sont pas examinés. Nous devrions avoir trouvé les moyens de transcrire ce qui se passe au niveau des logiciels depuis longtemps – comme Patty Maes ou d’autres l’ont fait : juste l’écrire et le réécrire de manière à ce que les gens comprennent ce que cela signifie réellement. Je pense que c’est aujourd’hui une grande lacune. Vous ne pourrez jamais vraiment comprendre en détail comment Google fonctionne, car vous n’avez pas accès au code. On ne nous donne pas l’information pour comprendre.

Notre fonctionnement personnel est-il tant dépendant de notre environnement social?

Parmi les nombreuses réponses que cet article a suscité, signalons, celle de John Bargh, psychologue et directeur du Laboratoire de l’automatisme pour la cognition, la motivation et l’évaluation à l’université de Yale, qui abonde dans le sens de Schirrmacher.

J’ai tendance à moins m’inquiéter de la surcharge d’information sur le plan personnel et individuel qu’au niveau sociétal et gouvernemental. Voilà longtemps que le cerveau humain a l’habitude d’être surchargé d’informations sensorielles (…). Le cerveau est habitué à traiter avec des messages contradictoires aussi, ainsi qu’à gérer et intégrer l’activité de nombreux sous-systèmes tant physiologiques que nerveux – mais comme le montre les travaux de Ezequiel Morsella, cela tout en conservant cette gestion hors de notre vue de manière qu’il nous semble ne pas en faire l’expérience.

Nous sommes déjà et depuis longtemps multitâches. Mais nous le faisons (plutôt bien) inconsciemment, non consciemment. Nous sommes moins doués pour le multitâche conscient (comme parler au téléphone quand nous conduisons) en raison des limites de l’attention consciente. À mesure que nous acquérons des compétences, ces compétences requièrent de moins en moins d’attention consciente (…). Conduire un véhicule nécessite de fortes capacités à être multitâche de prime abord, mais cela devient beaucoup moins difficile parce que notre capacité à être multitâche se déplace avec le temps.

Mais Schirrmacher a bien raison de s’inquiéter des conséquences d’une base de connaissances numérisées universellement disponibles, surtout si elle concerne les prévisions de ce que les gens vont faire. (…) La découverte de l’omniprésence des influences situationnelles pour tous les principaux processus mentaux de l’homme nous dit quelque chose de fondamentalement nouveau sur la nature humaine (par exemple comment notre fonctionnement est étroitement lié et adapté à notre environnement physique et social notamment). Il supprime le libre arbitre qui génère les choix et les pulsions comportementales, les replaçant dans le monde physique et social, sources de ces impulsions.

La découverte qu’il est facile d’influencer et de prédire le comportement des gens est désormais exploité comme un outil de recherche parce que nous savons que nous pouvons activer et étudier des systèmes psychologiques humains complexes avec des manipulations très simples. (…) C’est parce que ces études sont relativement faciles à réaliser que cette méthode a ouvert la recherche sur la prédiction et le contrôle du jugement et du comportement humain, et l’a démocratisé (…). Cela a produit une explosion de la connaissance des contingences des réponses humaines à l’environnement physique et social. Et je m’inquiète comme Schirrmacher, parce que nous construisons si rapidement un atlas de nos influences inconscientes que nous pourrons bien les exploiter via des dispositifs de calculs toujours plus rapides alors que les connaissances s’accumulent à un rythme exponentiel.

Je me connais donc je suis… et c’est tout !

Plus le Web – cette vaste “base de données des intentions”, comme l’a brillamment appelé John Battelle – croît, plus il est difficile de discerner si ces intentions sont les nôtres ou pas, conclut avec raison Nicholas Carr.

Heureusement, tout le monde ne partage pas ce pessimisme. Nick Bilton, professeur à l’université de New York, designer pour le New York Times, répond :

Je suis profondément perplexe devant les penseurs intelligents et novateurs qui pensent qu’un monde connecté est nécessairement un monde négatif. (…) Ce n’est pas notre peur de la surcharge d’informations que fait tergiverser nos égos, mais la crainte que nous soyons en train de manquer quelque chose.

Qu’est-il important ou pas de savoir demande Frank Schirrmacher ?

La réponse est claire et pour la première fois dans nos existences, l’internet et la technologie la rendent possible, estime Bilton : c’est l’importance de l’individualisme. Ce qui est important pour moi ne l’est pas pour vous, et vice-versa. Et l’individualisme est l’incarnation du libre arbitre. Le libre arbitre n’est pas un moteur de recommandation, n’est pas un algorithme de Google ou d’Amazon : c’est la capacité de partager nos pensées et nos histoires avec qui souhaite les utiliser pour que nous puissions en retour utiliser les leurs. Ce qui importe c’est notre capacité à discuter et présenter nos points et de vue et écouter les pensées des autres.

La réponse est forte… mais peut-être un peu courte. En enregistrant toujours plus nos données, en nous permettant de nous documenter plus avant, ces systèmes renforcent certes notre individualisme, mais ils nous rendent aussi plus perméables aux autres, plus conscients de nos influences. Peut-être que cela permettra à certains de mieux y réagir… Mais est-ce que ce sera le cas de tous ?

Crédits photos cc FlickR : splorp, opensourceway, *n3wjack’s world in pixels.

Article initialement publié sur InternetActu sous le titre : “La capacité prédictive de nos systèmes socio-techniques va-t-elle tuer notre libre arbitre ?

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