Kafka à l’iranienne

Le 5 février 2012

Mana Neyestani, caricaturiste iranien, est l'auteur d'Une métamorphose iranienne, à paraître le 16 février. Un témoignage rare, qui raconte ses démêlés surréalistes avec la sécurité d'État en Iran, à l'intérieur d'une prison secrète. Un récit tout en graphisme et second degré. À cause d'un dessin mettant en scène un enfant et un cafard, il a dû quitter son pays. Pour s'installer en France où il vit depuis un an.

C’est l’histoire d’un cafard. Un cafard qui a dit un mot de trop et entraîné son créateur dans un tourbillon de plusieurs années. L’insecte est né sous les traits de crayon du dessinateur iranien Mana Neyestani. En 2006, il travaille dans la rubrique jeunesse du supplément week-end du journal Iran. Il imagine un jour une conversation entre un petit garçon et un cafard. Le titre de cette planche : “Comment se débarrasser d’un cafard ?”. À l’enfant, le cafard répond en utilisant un mot du dialecte azéri : “Namana”.

Une semaine plus tard, les troubles commencent dans le Nord-Ouest de l’Iran, une région désignée comme l’Azerbaïdjan iranien. Le dessin serait une énième offense aux habitants et à leurs traditions ; la question des minorités reste sensible dans cet État jacobin. Mana Neyestani est arrêté et détenu dans le quartier 209 de la prison d’Evin à Téhéran, le tristement célèbre quartier réservé aux prisonniers politiques.

Après plusieurs mois de détention, le dessinateur fuit à Dubaï avec sa femme à la faveur d’une remise en liberté provisoire. Il rejoint ensuite la Turquie, puis la Malaisie où ils restent plus de quatre ans, avant d’arriver à Paris en février 2011. Cette descente aux enfers, Mana Neyestani la raconte dans Une métamorphose iranienne, à paraître le 16 février1.

Surréaliste

En face de son “café allong锓la seule expression dont j’arrive à me souvenir en français” assure-t-il – Mana Neyestani ironise sur son aventure. Il se souvient avec sarcasmes de son interrogateur, un certain M. Maleki, probable agent d ces services de sécurité tant redoutés, ettelâ’at. Le dessinateur ne se fait aucune illusion sur l’identité toute relative de l’agent, ni sur ses intentions faussement louables.

La plupart des prisonniers politiques ne voient pas le visage de leurs interrogateurs. En un sens, je suis un peu privilégié… J’ai rencontré Maleki à la prison d’Evin. J’avais le droit de le voir, on voulait que je le vois. Il prétendait être une personne cultivée et intelligente – ce qu’il n’était pas. Moi je le laissais dire. Je suggérais qu’il était bien supérieur à moi.

Le témoignage de première main d’un ancien prisonnier est rare. Les images de l’intérieur de la prison n’existent pas. Dans son album, Mana Neyestani dessine sa cellule, ses co-détenus, sans tabous. Il raconte la condition des Afghans entassés dans des cellules, les drogués en crise de manque spoliés et manipulés par des escrocs peu scrupuleux, les défenseurs des droits humains un peu trop zélés aux yeux du gouvernement.

Cette approche documentaire sensible et sans pathos a immédiatement séduit Serge Ewenczyk, son éditeur. En avril 2011, il reçoit Une métamorphose iranienne presque achevé et traduit en anglais par un ami du dessinateur. Il répond illico. Le lendemain, ils se rencontrent.

Son histoire est ahurissante. Elle est racontée avec sobriété tout en montrant une maestria technique. La France suit avec beaucoup d’intérêt l’actualité iranienne, surtout depuis 2009, mais Mana Neyestani décrit de la période d’avant.

Avant la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad et la sanglante répression qui a suivi. Mana Neyestani avait déjà quitté le pays. Il a fait partie de cette génération de dessinateurs à avoir connu l’embelli des années Khatami, le président réformateur entre 1997 et 2005.

Né en 1973, il dit n’avoir pas beaucoup de souvenirs antérieur à la révolution de 1979 et à la guerre contre l’Irak qui a commencé un an après. “C’était une décennie horrible. Le régime, la guerre, tout ça a détruit notre enfance. Cette période était si sombre. Tout était interdit, des tas de gens étaient arrêtés et exécutés. Marjane Satrapi [auteure de la bande dessinée Persépolis, NDLR] décrit très bien l’atmosphère de cette époque.”

Marco Polo

Il grandit dans le centre de Téhéran, à Abass Abad, alors que le pays est en guerre et que le régime s’installe dans la douleur. Aujourd’hui, il parle avec une pointe de nostalgie de ces vingt années passées dans la même maison. “J’ai toujours aimé rester chez moi, avoir une situation stable. C’est un clin d’oeil du destin qui m’a fait voyager autour du monde comme Marco Polo. Et en même temps, ne pas être très sociable m’a sans doute sauvé !” lance-t-il dans un éclat de rire.

Lors de la première grande révolte des étudiants en 1999, il reste chez lui. Dessinateur de presse, il ne connaît que quelques uns de ses confrères, au grand regret de son interrogateur, M. Maleki, qui voulait le retourner et l’utiliser pour avoir des informations sur les journalistes et intellectuels. Comme beaucoup, il a vécu l’arrivée au pouvoir de Mohammad Khatami avec beaucoup d’espoir. Peu de publications critiques existaient jusque là. Pendant ses études d’architecture à la faculté d’arts plastiques de l’université de Téhéran, il travaille pour des publications spécialisées sur l’économie grâce à son frère Touka Neyestani, dessinateur lui aussi. Puis pour la presse, notamment Adineh (Vendredi en persan) puis Irane Farda (L’Iran de demain), créé par l’intellectuel réformateur Ezzatollah Sahabi.

Ses dessins n’étaient pas toujours politiques, même si “en Iran tout est politique” affirme-t-il.

Nous devons trouver des moyens d’échapper au contrôle et à la censure par la métaphore. Un peu comme en Europe de l’Est sous l’Union soviétique. En Iran, c’est peut-être pire encore !

Avec l’arrivée des réformateurs, il tend à rendre ses dessins plus accessibles, plus facilement compréhensibles. A ce moment se rencontrent deux tendances de la caricature iranienne. D’un côté, les dessins humoristiques et populaires qui paraissaient dans le magazine Tofigh avant la révolution. D’un autre, une tendance plus politique, portée dans des intellectuels comme Ardeshir Mohasses, “son père spirituel”, au même titre que Claude Serre, le caricaturiste français qui l’a beaucoup influencé.

Mana Neyestani a soutenu Khatami, voté pour lui deux fois, en 1997 et 2001. En 2009, il a voté pour le candidat réformateur Mir Hossein Moussavi. “On avait beaucoup d’espoir. Il pouvait un peu changer le régime, pas tout, mais un peu.” Il n’a pas été élu, signant un nouveau report sine die de son retour en Iran. Mana Neyestani vit aujourd’hui en France, accueilli par la mairie de Paris en partenariat avec l’International Cities Of Refuge Network (ICORN), et travaille notamment plusieurs sites d’information. Il met notamment en scène la famille Dargir et ses contradictions. Une tension entre modernité et traditions qu’incarne le grand-père, “Baba bozorg”, épice et poil à gratter qui ne ménage pas son franc-parler.

Il ne représente pas l’Iran, il en est une partie. Vous savez, la question de l’identité est très importante en Iran. C’est de ça que nous parle Kafka dans La Métamorphose. Tout le monde a peur de perdre son identité.


Illustrations et extraits de Une métamorphose iranienne, © Mana Neyestani publiés avec l’autorisation de l’auteur. Retrouvez le travail de Mana Neyestani sur sa page Facebook.

  1. Une métamorphose iranienne, de Mana Neyestani, Ça et Là et Arte Editions []

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